« Mais ne t'y trompe pas, vieil homme ! Ton temps est bien fini, ton champ est ravagé » (Stefan Zweig, "Erasme")
Quand Stefan Zweig débarque au Brésil, en août 1940, Vienne, Salzbourg et l'Europe sont bien loin. Le dernier épisode en date (la défaite éclair de la France) parachève la défaite d'un monde qu'il a chéri plus que tout autre. La longue nuit s'étend, et l'aurore est bien loin. La vie d'errance à laquelle il s'est résolu bien contre son gré dure depuis qu'il a quitté son pays natal pour échapper aux nazis.
L'écrivain autrichien a dû renoncer à tout son univers. Il a quitté sa maison, sa famille (notamment sa vieille mère, que les soldats allemands persécutent), ses amis intellectuels… Il se sent humilié par Salzbourg, la ville où il a vécu de 1919 à 1934 et où il a composé l'essentiel de son œuvre. Salzbourg qui sera la première ville à faire des autodafés de ses livres. Il est révulsé par les actes du chancelier Dollfuss et par ceux de son remplaçant, Kurt von Schuschnigg, qui instaurent une dictature fasciste dans son pays sous couvert de le protéger des visées de son puissant voisin. Il est surtout écœuré par le comportement du cardinal de Vienne Theodor Innitzer, qui applaudit l'Anschluss, rencontre le Führer en 1938 et ne trouve rien de mieux que d'ajouter à la main “Heil Hitler” sur le document de soutien à l'envahissement du pays signé par les évêques autrichiens.
Pour financer et simplifier le voyage sans fin dans lequel il se lance, il s'est résolu, la mort dans l'âme, à disperser sa collection d'autographes, parmi lesquels des partitions originales de grands compositeurs comme Bach, Haydn, Wagner, Mahler et un inestimable catalogue thématique des œuvres de Mozart écrit à la main par le prodige autrichien. Il abandonne même le manuscrit d'un livre en cours depuis des années. Il laisse surtout derrière lui une œuvre considérable, impressionnante, qui fait de lui l'écrivain le plus lu de l'Entre deux Guerres. “Amok”, “La confusion des sentiments”, "24 heures dans la vie d'une femme", ses exceptionnelles biographies (Erasme, Magellan, Marie-Antoinette, Casanova, Fouché, Balzac…), sans parler des “Très riches heures de l'humanité", ouvrage auquel il consacra 20 ans de sa vie, et qui relatent quatorze événements de l'Histoire mondiale les plus marquants à ses yeux. Plus encore que la tension, la haine qu'il perçoit à chaque coin de rue, c'est la conscience de ne pouvoir travailler convenablement qui le mine profondément et lui dicte son départ.
Stefan Zweig s'installe en Angleterre, à Bath, en 1934, où il écrit la biographie de Marie Stuart. Il divorce aussi de sa première épouse, Friederike. Mais les tourments qui le rongent deviennent de plus en plus récurrents. Il séjourne en Amérique du Nord, visite le Brésil, revient en France, songe un moment s'installer aux Etats-Unis. L'écrivain Klaus Mann (fils de Thomas Mann), qui l'a croisé à New York, sur la 5e avenue, le décrit plongé dans ses pensées, «le regard fixe et peiné, une barbe de plusieurs jours, les yeux sombres et éteints», lui d'ordinaire si enjoué et animé.
«Accueilli et chassé aussitôt, j'erre maintenant avec un visa de transit en Amérique du Sud pour des tournées de conférences, ce que je n'aime pas.». Il s'efforce de faire bonne figure et répond à l'invitation de Gétulio Vargas, le Caudillo des tropiques nourrissant l'espoir qu'il écrive sa biographie. Venu au pouvoir selon la plus pure tradition sud-américaine, autrement dit précédé par les chars d'assaut de l'armée, Vargas a entrepris de moderniser son pays et ne dédaigne pas de lui donner le lustre international qui lui manque. Il accueille donc l'écrivain célèbre dans le monde entier avec les honneurs.
Gétulio Vargas avec Roosevelt, à Rio de Janeiro, en 1936 (Wikipédia).
Son “Estado Novo”, le nom du régime qu'il met en place au Brésil avec le coup d'Etat de 1937, ressemble à s'y méprendre au régime du dictateur portugais Salazar, et s'inspire fortement des thèses mussoliniennes. Le Congrès a été mis pour longtemps en vacances et les adversaires du régime envoyés croupir dans les geôles puantes d'Ilha Grande et d'ailleurs. Pendant ce temps, “Seu Ge” (l'un de ses surnoms) centralise et industrialise le pays, crée de puissants groupes d'Etats (Petrobras et Electrobras), développe des liens étroits avec les Etats-Unis de Roosevelt (ci-dessus, avec Vargas) qui ont besoin de ses minerais pour alimenter leur effort de guerre. Il entretient aussi sa popularité avec les laissés pour compte, qui le surnomment gentiment “Le père des pauvres“. Personnage complexe et mystérieux, joueur de poker et grand amateur d'histoires drôles, ce positiviste inspiré des idées d'Auguste Comte trouve moyen, dans un pays profondément catholique, d'appeler ses fils Luther et Calvin...
Dans les larges avenues de Petropolis, où il prend volontiers ses quartiers d'été avec sa suite comme au bon vieux temps de l'Empereur, on croise souvent, à cette époque, ce petit homme (1m54) rondouillard, marchant seul, les mains croisées derrière le dos, un gros cigare aux lèvres, toujours vêtu de blanc. Dans sa résidence, il reçoit souvent les visiteurs en pyjama. Tirant son régime vers le populisme, il finira par s'aliéner l'élite brésilienne, les Etats-Unis et l'Armée, qui le chassera en 1945. Il reviendra au pouvoir par la voie légale, en se faisant élire (démocratiquement, cette fois…) Président en 1951. Il quittera le pouvoir et la vie trois ans plus tard dans un ultime coup de théâtre qui forge à jamais sa légende. En pleine crise politique, alors qu'il est accusé d'avoir commandité la tentative d'assassinat contre son principal opposant, il se suicide dans sa chambre d'une balle tirée dans le cœur. Son pyjama (ci-dessus), troué et tâché de sang, est exposé dans le musée présidentiel de Rio de Janeiro, à Flamengo, avec le revolver, la balle et sa dernière lettre.
Stefan Zweig fait semblant de s'enthousiasmer en débarquant au Brésil. Il écrit “Le Brésil, terre d’avenir”, qui gomme la situation brésilienne pour exalter les atouts du pays. Il est accompagné de sa seconde épouse, Charlotte Elizabeth Altmann, jeune émigrée d'origine silésienne, éteinte et soumise, rencontrée à Londres en 1933, et qui est devenue sa secrétaire dévouée. A 30 ans, “Lotte” n'a aucun des attraits de sa jeunesse. Pour Zweig, elle est comme l'ombre portée de sa tristesse infinie.
1er épisode : Les Fantômes de Petropolis
3e épisode : L'exilé des hommes