Il y a des expressions qui me font mourir de rire. Ces réparties ne sont pas forcément drôles, ni toujours fines. Mais elles sont intimement liées à la situation dans laquelle elles ont été prononcées, et à la personne qui les a prononcées. Chaque fois que je les entends, je suis pris d'une crise de rire aux larmes, de “lol” inextinguible. Ça marche aussi quand je ne fais qu'y penser, le contexte m'empêchant de m'extérioriser.
Dans ce cas, le plus horrible, c'est que je dois garder tout ça pour moi. Au prix d'efforts surhumains. Inconscients du drame intérieur que je vis, mes interlocuteurs risqueraient de le prendre pour eux, donc mal. Ou pire, si je leur explique, de ne rien comprendre à l'objet de mon hilarité et de se demander si je suis bien à la hauteur de ma réputation d'homme à l'humour fin et distingué.
D'où viennent-elles, ces expressions ? Inventions spontanées. Patrimoine verbal légué par nos parents, la famille, les amis, les copains, et qui se transmet de génération en génération ? Bon mot qu'on a ciselé soi-même et qu'on ressort quand les circonstances le permettent ? Comme celui-ci, par exemple : «Le travail, je sais ce que c'est. J'en ai vu faire ». Il y encore ces phrases extraites de sketchs connus ou tombés dans l'oubli, et que certains se sont appropriées. Une cliente m'a ainsi fait rire récemment en me parlant d'un de ses collègues un peu paresseux, avec le fameux: «Tu n'as besoin de rien, tu lui demandes !», qui n'avait pas l'air de sortir de nulle part.
N'empêche qu'à chaque fois qu'il est question d'un feignant, je pense désormais à cette femme, je la revois quand elle me l'a dite, combien ça sonnait juste. Et c'est parti pour quelques minutes de poilade contenue ou extravertie, selon que je suis en train de pitcher un projet devant un banquier protestant qui vient juste d'apprendre que sa femme le trompe avec Julien Doré, ou bien de descendre une Grimbergen au bar des amis avec mes trois habituels compagnons de beuverie.
Je vous livre deux de ces expressions, afin que vous compreniez mieux l'objet de cette étrange excitation qui s'empare de moi quand elles se rappellent à mon bon souvenir. C'est un peu peine perdue, parce que c'est très difficile à partager. Mais, bon, on en pourra pas dire que je n'ai pas essayé.
1 - Une de plus en moins !
J'ai exercé un certain nombre de métiers dans ma vie, notamment celui de pion dans un collège. Nous étions une équipe de surveillants en charge d'une horde d'ados boutonneux comme des télécommandes, dont la conception de l'obéissance était assez rudimentaire. Les heures de colle ne les inquiétaient pas plus que ça. Au contraire, ils les collectionnaient avec un malin plaisir pour se retrouver entre gens pénibles ou pour éviter de rentrer chez eux le mercredi après-midi. Face à cette armada béta et butée, l'arme absolue, c'était l'exclusion temporaire.
Il fallait bien sûr manier cette arme avec parcimonie. Impulsif comme je suis, j'aurais eu vite fait de mettre tout le monde dehors, ce qui aurait eu pour seul effet de vider cette dissuasion de son sens et le collège, par la même occasion. Bien dosé, c'était le seul moyen d'incarner un minimum d'autorité. Un matin à la pause, nous nous retrouvons entre pions, pour boire le café et se serrer les coudes face à l'adversité pré-pubère. Par Radio Préau, nous apprenons alors que l'on vient de virer pour trois jours une casse-pieds parmi les 150 gamines surexcitées dont nous étions chargées d'âme. Réaction d'un de mes confrères garde-chiourme: «Une de plus en moins !».
Depuis, chaque fois que je suis enfin débarrassé d'un importun surnuméraire, j'entends résonner en moi cette phrase magnifique, et je revois le visage de ce blond rondouillard exprimant sans vergogne sa satisfaction personnelle, inversement proportionnelle au nombre d'emmerdeurs présents dans son environnement. Et je me marre in petto comme un Président entamé.
2 - C'est un célèbre...
Mais l'animal était lourd comme un cheval mort (merci pour la comparaison, Johnny, je te revaudrai ça). Il tire, mais son poignet atteint de la goutte finit par le trahir. Et voilà notre fier-à-bras qui se croyait tiré d'affaire parti pour battre le record du monde de saut à l'élastique, sans élastique. Avec au final, un plongeon monumental huit mètres plus bas, les fesses les premières, et une brasse désespérée pour s'en sortir avec plus de peur que de mal. Et la perspective d'entendre cette histoire lui siffler aux oreilles pendant un bon moment. Jean m'avait raconté l'histoire en me disant, sourire en coin, à propos du baigneur involontaire : «C'est un célèbre…». Manière de dire que c'est un gars qui se la joue sans savoir que tout le monde le sait et ricane en douce de ses exploits imaginaires.
Désormais, quand je croise un de ces nombreux vantards qui vous bassinent sur leurs belles réalisations, je me souviens de cette expression étonnante et je vois comme dans un film les yeux du «célèbre» qui s'écarquillent de peur et de surprise, sa chute à l'envers qui s'accélère, et la gerbe d'eau finale dans les remous glacés et bourbeux de la Vienne, une froide nuit de décembre. Et je me mords les lèvres jusqu'au sang pour ne pas exploser…
Dessins : Gotlib/TdE