C'est la déprime totale. Je viens de prendre conscience de l'inanité de mon existence. Quelques exemples glanés au fil de mes lectures ou de mes séances télé récentes m'ont fait sauter cette évidence à la face. Tiens, hier soir, j'ai vu qu'à Harar, en Abyssinie, les murailles de la vieille ville sont percées de trous étranges, que les hyènes empruntent la nuit en bandes inquiétantes, pour sillonner la ville désertée par le couvre-feu et se goinfrer des ordures ménagères déposées exprès par les habitants. Arthur Rimbaud habita ici vers 1878 (sa maison et le bureau de commerce qu'il y ouvrit existent toujours). Il fit une dizaine de fois le trajet entre la ville aux 99 minarets et la mer Rouge, sous le cagnard et sous la menace des maladies et des attaques des terribles Danakil. Ses petits business foireux (ventes d'armes, commerce de l'ivoire, des peaux, de l'or…) ne lui rapportèrent pas grand chose en définitive, hormis un petit pécule déposé au Caire et une tumeur au genou qui devait l'emporter.
J'ai vu tout ça dans un épisode de la série "Des trains pas comme les autres", sur Planète Thalassa. Et moi, pendant ce temps là, j'habite dans le 1er, mon business n'est pas hyper clair, et je rouspète contre les habitants de mon immeuble qui s'embrouillent dans les poubelles jaunes et vertes. Il leur faudrait quelques hyènes sanguinaires aux trousses, pour leur apprendre le tri sélectif. N'empêche, tu parles d'un aventurier... Ma vie est nulle.
Un autre exemple. On parle toujours d'Edmund Hillary et Tenzin Norgay, les premiers à avoir mis le pied en haut de l'Everest. Déclenchant d'ailleurs une embrouille que je vous raconterai un jour, dans la rubrique idoine. Mais deux autres gars les ont précédés en 1924, sans qu'on soit en mesure de savoir, encore aujourd'hui, s'ils ont bien atteints le sommet avant le Néo-zélandais et le Népalais. Habillés avec des chemises de flanelle, chaussés des godillots à lacets avec des grosses chaussettes de laine, traînant des bonbonnes d'oxygène lourdes comme des enclumes (voir photo ci-dessus), ils ont quitté leurs compagnons le 8 juin 1924 pour s'attaquer à la dernière étape du géant de l'Himalaya. Le temps était menaçant, et dans l'Everest, ça ne rigole vraiment pas quand c'est le cas. Je me souviens avoir vu des images tremblotantes prises par un cameraman de l'équipe, où on voit Mallory et Irvine s'éloigner doucement vers leur destin. On retrouvera le corps de Mallory 75 ans plus tard, très bien conservé par le froid, encore vêtu des lambeaux de sa protection dérisoire. On avait retrouvé auparavant son pic à glace. Et on cherche toujours désespérément son appareil photo Kodak, dont on dit qu'il pourrait contenir des images prouvant leur succès.
Et moi, je suis allé au Vieux Campeur acheter une parka Lafuma, que je mets quand on passe sous les 10°C. Le matin, je m'habille cérémonieusement dans l'entrée en remontant la fermeture très haut et en rabattant les scratchs sur le menton. Quand je suis paré, je m'attaque au trajet "ma-maison-l'école de mes enfants", par la face nord dite "Palais-Royal". Et je suis filmé en chemin par les caméras de surveillance de la Banque de France. Ah, le montagnard… Je rigole jaune. Ma vie est nulle, on ne peut pas le nier.
Après les hyènes et la montagne, les duels. J'ai vu quelque part que Sainte-Beuve avait un jour provoqué en duel un certain Paul-François Dubois, un des propriétaires du journal Le Globe. Ça se passait en septembre 1830, et nos deux têtes de cochon décidèrent se régler leur compte au pistolet. Sous la pluie battante, ils tirèrent chacun quatre balles à 10 pas, sans se toucher. Le plus drôle est que Sainte-Beuve garda tout le temps du duel son parapluie à la main, disant qu’il voulait bien être tué mais pas mouillé. Trop classe. On connaît aussi le destin tragique du pauvre Évariste Galois, mathématicien au génie précoce, qui se battit en duel avec un certain d'Herbinville, pour une sombre histoire de femme, trouvant la mort à 21 ans, le 29 mai 1832, alors qu'il avait déjà révolutionné sa discipline et qu'il lui restait tant de choses à découvrir...
Moi, je me suis à moitié frité l'autre jour avec un gars qui m'était passé devant dans la file d'attente du comptoir Gold, à l'agence Hertz de l'aéroport de Marseille. C'est d'un romantisme... Ma vie est nulle, je vous dit.