Les employés du cimetière de Petropolis ont un petit business d’appoint : de temps en temps, ils guident un visiteur vers la tombe de Stefan Zweig. Elle n’est pas facile à trouver. Bien que central et donc enserré dans la ville, le cimetière se déploie en longueur sur plusieurs divisions tortueuses, et même les indications du guide du Routard sont inopérantes. Contre une cinquantaine de reals –c’est très bien payé, je ruine la demande des prochains touristes culturels, mais je n’ai que ça en poche–, l'un d'eux me pilote à travers les stèles et les dalles vers les dernières demeures de Stefan Zweig et Lotte Altmann, sous la lumière matinale, drue et déjà quasi verticale, de ce coin montagneux du Brésil.
Leurs tombes n’ont rien de remarquable : marbre noir, noms et quelques formules en hébreu gravées, témoignant de la présence ultime des rabbins. Ce qui est doublement étonnant : Zweig ne se disait pas juif pratiquant, et le suicide est condamné dans la religion juive. Pas de mot, pas de fleur, pas de graffiti… Peut-être suis-je passé après un récent grand nettoyage. Ce matin, je me suis levé tôt et j’ai marché d’un bon pas au travers des rues peu fréquentées de la ville. J’avais rendez-vous cette fois avec le dernier des trois fantômes qui errent, solitaires, dans la ville impériale. La gentillesse des locaux de toutes conditions croisés sur ma route a pourvu à mon itinéraire. J’ai dû demander mon chemin vingt fois, vingt fois on m’a répondu le sourire aux lèvres, gestes à l’appui que oui, la rue était par là, à droite, au fond, au prochain carrefour... Je me rendrai compte après que j’ai fait un immense détour, mais qu’importe. Je suis à bon port.
La première halte au cimetière est émouvante. On approche de près les mânes du grand homme, on touche le marbre, on effleure, on hésite à partir... Pourtant, nulle vibration ni message de l’au-delà. Nulle trace de la foule qui se pressait en rang serré autour du caveau béant, le jour de l’enterrement. La messe est dite, Zweig n’est plus depuis longtemps. Dans cette enfilade de tombes, je remarque à quelques distances comme une sorte de favela funéraire qui descend et fend en deux l’alignement des caveaux. Comme à Rio, les simples ont frayé leur chemin et un empilement de niches blanchies à la chaux impose sa présence face aux tombeaux grandiloquents de la bourgeoisie du cru.
Si la dernière demeure de Zweig est dans le centre, sa dernière résidence est à l’extérieur de la ville, au 34 rue Gonçalves Dias. Bicoque sans charme dans lequel l'écrivain exilé des hommes termina son périple, sans force et sans projet. Le propriétaire actuel des lieux s'entiche à en faire un musée, sans cesse annoncé, jamais ouvert. Dans le chemin privé qui grimpe vers la maison, une pancarte au goût très douteux proclame, sous le profil de Zweig « Il est de retour à Petropolis !». C'est vraiment très fin.
Zweig prépara minutieusement sa disparition, de façon quasi obsessionnelle. Tout avait été prévu : don des vêtements aux employés de maison et aux pauvres du quartier, paiement du loyer, y compris qui devait prendre soin du chien Bluchy. Il laissa en évidence une lettre sur le bureau. Salut à la patrie qui l’accueillit, avec un message écrit en brésilien. Ressassement ultime des noires pensées qui l’obsèdent « Je suis trop fatigué par cette vie d’errance ». Quelques mots pour sa première épouse, avec lequel il était resté très lié : «J’écris ces lignes dans les dernières heures, tu ne peux t’imaginer comme je me sens heureux depuis que j’ai pris cette décision». Message à l’intensité mystique indéniable à l’égard de ceux qui avaient compté le plus pour lui. «Je salue tous mes amis! Puissent-ils voir encore les lueurs de l’aube après la longue nuit ! Moi, je suis trop impatient, je les précède. » Le 22 février 1942, entre midi et quatre heures, il part le premier, en effet, absorbant une dose massive de Véronal, un barbiturique puissant. Lotte le suit quelques dizaines de minutes plus tard, en se blottissant contre le cadavre déjà froid.
Peu de temps avant sa mort, Zweig avait rencontré au Brésil un autre exilé, Georges Bernanos. Installé depuis août 1940 à Barbacena, dans une petite maison au flanc d'une colline dénommée “La Croix des âmes”, celui-ci reçut chaleureusement l’écrivain autrichien et tenta de le convaincre de poursuivre la lutte. «Zweig était défiguré, triste, abattu, sans espoir, plein de pensées funestes. Bernanos l’encourageait, lui parlait doucement», raconta un des témoins de cette rencontre, l’écrivain brésilien Geraldo França de Lima. Après le départ du couple, Bernanos confia à Geraldo França de Lima: «il est en train de mourir.» Quand on l’informa du suicide du couple, le vieux combattant des Grands cimetières sous la lune pleura de douleur et aussi de colère, appuyé sur sa canne. Parti lui aussi au Brésil pour fuir le nazisme, il n’avait rien pu faire pour ramener l’auteur viennois dans le monde des vivants. Bernanos lui en voulait de ne pas s’être battu jusqu’au bout, lui qui continuait à croire à la défaite de l’Axe.
Sous le kiosque du jardin public de Petropolis, l'orchestre joue des airs entraînant devant un public endimanché. Coiffé d'oreilles de Mickey, un vendeur de souris vivantes amuse les enfants avec ses rongeurs qui lui courent le long des manches et sur le visage. J'ai encore dans l'esprit ce même sentiment de rage et d’impuissance qui m'a saisi un instant dans le cimetière. Le même, probablement, que celui qui étreignit les admirateurs contemporains du maître.
Lire les précédents épisodes du récit de ma visite sur les traces de Stefan Zweig à Petroplis (Brésil).