Le ski, ce n'est pas compliqué. Vous vous levez deux heures plus tôt que d'habitude après vous être couchés très tard la veille, car il fallait finir de boucler les valises. On ne peut pas travailler ET préparer ses vacances, c'est mathématique.
Donc, tout chiffonné après quelques malheureuses heures de sommeil, vous partez aux aurores pour la gare de Lyon-Bordeaux-Marseille-Lille (rayer la mention inutile ou ajouter celle qui manque). Là, vous vous retrouvez dans un capharnaüm de taxis, avec 250 000 personnes qui ont eu la même idée que vous, à traîner des bagages lestés d'une collection d'enclumes, et à arpenter des quais de gare dans tous les sens.
Acheter des magazines, composter les billets, trouver le bon quai, la bonne voiture, se coltiner les bagages à monter au 2e étage du TGV duplex (mauvaise pioche, il y en a qui sont en bas, les veinards...), souffler comme une forge, transpirer dix litres d'eau distillée... Parce que, évidemment, pour gagner de la place, on s'est habillé avec des choses encombrantes et calorifères, doudounes et après-skis doublés en fourrure... Et c'est parti pour 5 heures de train. Si je n'étais parisien jusqu'au bout des ongles, j'adorerais habiter un jour par an à Chambéry, ne serait-ce que pour avoir seulement quelques dizaines de minutes de transfert et pouvoir ainsi me lever à une heure juste décente.
Bon, à force, la gare d'arrivée se profile. Et alors là, mes amis, quelle surprise ! Des porteurs m'appellent par mon nom, s'affairent et récupèrent mes bagages avant même que j'ai eu le loisir de descendre. A peine de temps de me réjouir, déjà on me hisse dans une calèche tirée par des percherons dociles et costauds. Le postillon remet son chapeau qu'il a ôté cérémonieusement et replie son curieux escabeau de bois en me demandant si j'ai fait bon voyage. Nous partons au pas cadencé des chevaux. Ces braves bêtes soufflent une buée blanche qui trouble à peine l'air glacé. Les clochettes d'argent tintent à toute volée sur les caparaçons. On m'a enveloppé les jambes dans une couverture écossaise et je me réchauffe les mains autour de la tasse de thé au jasmin. Je me demande comment il se fait qu'elle ne se renverse pas.
En passant devant une chaumine enfumée, j'entends des voix d'enfants qui chantent en chœur une complainte entraînante :
«Dans la forêt blanche d'Ukraine
- Glisse la blanche troïka.
Dans le silence elle promène
- Petit Boris et Natacha...».
Je reprends avec eux le refrain :
«Raconte-nous, petite mère,
ce qu'ils ont vu sur le chemin...»
Les sapins de la forêt enneigée défilent. Des lumières clignotent à flanc de la montagne. Ce n'est pas une isba qui apparaît au détour d'une clairière, mais un hôtel au toit de lauzes dont la masse imposante et rassurante se découpe sous la nuit étoilée.
Des flambeaux balisent le chemin vers l'entrée. A nouveau des personnels empressés agrippent mon baluchon, déroulent l'escabeau de la calèche, m'indiquent la direction, s'activent en silence pour me donner tout le temps d'apprécier mon bonheur. Leurs gestes éloquents et leurs mots comptés s'accordent pour combler tous mes désirs : «Passer à l'accueil ? Vous n'y pensez pas, vous êtes attendus. Votre chambre ? Vous voulez parler du penthouse donnant sur la vallée ? Vos skis ? Mais ils vous attendent déjà en bas de pistes. Vos forfaits ? Quel forfait, Monsieur? Vous avez un passage réservé à chaque télésiège... Internet ? Votre ordinateur est déjà branché, Monsieur. Du très haut débit, oui, bien sûr. Les enfants ? Marielle Goitschel et Edgar Grospiron s'en occupent personnellement et leur font passer leur étoile d'or dès demain, parfaitement. Pas de souci, tout cela est offert. Vous préférez prendre votre champagne dans votre bain ou sur votre lit. Souhaitez-vous dîner au salon ou dans votre chambre ?».
C'est à ce moment-là qu'on m'a secoué. «Bon, Thierry, tu rêvasses ? Les valises, c'est moi qui vais les descendre, peut-être...» Pas de comité d'accueil. J'ai été un peu déçu. Sans mentir, le quai de la gare devait mesurer au moins 17 km. Avec une valise au bout de chaque bras et un sac à dos gonflé à bloc, j'ai trouvé ça un peu long. J'ai eu le temps de chanter douze fois «Raconte-nous, petite mère...». Je me comprends.