Ça devait être un jour de juin. Il y a longtemps, j’ai oublié l’année. Je dis juin car me revient la chaleur dès le matin, l’herbe déjà grillée par un soleil vertical, les volets de fer clos pour donner un peu de fraîcheur. Dans la conversation, une histoire a surgi, s’est interposée dans le fil d’un récit, et plus rien ne peut l’arrêter. Trop d’émotion à vider, trop d’envie de raconter, une fois encore, une dernière fois. Une petite chose toute bête qui a comme flotté dans l’air avant de me frapper en pleine poitrine.
Ça se passe à Gujan-Mestras. J’en ai quelques souvenirs. Une petite cité endormie du bassin d’Arcachon. Un port de pêche dont le bassin est à sec à marée basse, laissant les bateaux des mareyeurs plantés de guingois dans la vase, avec l’odeur de la marée, les cris des mouettes, une vague odeur de poisson dans l’air, et des tessons d’huitres qui vous crissent sous les pieds. Des pontons piquetés de poteaux de bois encadrent des baraques en planche construites sur des tas de terre vaseuse prise dans la rade. Au fond, la rumeur de l’Océan, le grand, l’infini miroir du ciel cher à Pessoa. Enfin l’océan… le sable, les dunes, les prés salés. Mais la mer et ses rouleaux sont souvent loin de là.
Mon père et sa famille ont habité là quelques années, au début des années 1920, en venant du Portugal. Je lui ai demandé de me raconter des histoires de bateaux, de pêche et de voyage, entendues sur les quais de son enfance. Il devait bien y en avoir, des légendes de marins, colportés de l’un à l’autre des sept ports de la ville. Sept ports ? Oui sept : La Hume, son terre-plein et sa darse. Meyran, ancien terminal pour le train transportant les poteaux de mines acheminés ensuite vers l’Angleterre. Gujan, roi de la sardine, en son temps. Larros et sa jetée interminable. Le port du canal, qui n’en a que le nom. On a pris la terre ici pour construire une digue plus loin, et le trou ressemblait à un canal, c’est tout. Le port de la Barbotière, où se trouvait un établissement de bain, devenu ensuite buvette et dancing. Le port de la Môle, enfin, "la meule" en gascon. Sept ports, chiffre magique, du gâteau pour les frères Grimm ou pour Charles Perrault. Mais pas pour les conteurs locaux.
Non, rien à raconter au coin du feu : ici, on n’a péché que la sardine avant de se reconvertir dans l’huitre. Pas de morue qui vous entraine à Terre-Neuve, rien pour vous faire chanter les soirs à Valparaiso, le jusant devant Saint-Domingue et les rafales du Cap Horn... Non, rien, même en cherchant bien. Que des histoires minables de barque volée, de patron pêcheur fin saoul au point de chavirer avec sa pinasse, de flottille engluée dans la vase... Ici, on construisait des bateaux, en pin, en chêne et en acacia. On ne naviguait pas au loin avec.
Ah si, tiens, une, finalement. Papa se rappelle. Il devait avoir huit ans. «Mon père avait un bateau». Chouette, papa, la suite! Il emmenait son fils avec lui faire des balades dans la baie. J’entends les rames qui crissent dans les dames de nage et mon grand-père qui ahane pour faire avancer péniblement son bout de bois contre le clapot. La mer est belle. La barque a frôlé les cabanes de pêcheurs, puis s’est arrêtée à l’écart. Pour prendre un passager. Non, une passagère. Une amie, tiens, c’est drôle. Grand-père avait dit à grand-mère qu’il partait avec le gamin et voilà qu’on se retrouve à trois. Le gamin libère la place et s’installe devant pour ne plus les voir. On s’éloigne dans la baie, le ciel est sans nuage. A plat-ventre au dessus de l’étrave qui fend doucement la mer en deux, mon futur père s’étourdit en regardant les vaguelettes qui dansent dans la lumière et forment un léger voile d’écume qui fuse de chaque côté. Les deux autres sont toujours là, derrière.
Mais quoi, les rames ne rament plus rien, tout à coup. Elles sont posées à plat et le bateau est livré au gré du courant. Le sable brille doucement au fond de l’eau et des algues capillaires caressent les flancs du rafiot. L’enfant regarde en cachette derrière, comprend pourquoi on ne souque plus. Les deux sont en train de s’embrasser à pleine bouche, sans faire de bruit, avec une passion intensément contenue. Il n’a jamais vu son père embrasser comme ça sa mère. Alors pensez, une inconnue... Il n’imaginait même pas que ça puisse exister, un tel baiser. Il faut qu’il continue à regarder devant, à tremper ses mains dans l’eau, à faire semblant de jouer, à penser à autre chose pendant que derrière lui, les soupirs se font plus forts. On en restera aux baisers, mais ils seront nombreux, très tendres et bien sensuels.
Enfin, la barque s’ébranle, les rames grincent et reprennent leur rythme. Le bateau glisse à nouveau, vers le port. De retour vers la maison, les petites jambes en coton trottent enfin sur le dur. En arrivant, l’enfant a tout balancé à sa mère. Il a juste dit en ronchonnant ce qu’ils avaient fait, quand on lui a demandé de raconter sa balade. «Ben, y a papa, il a embrassé une dame…». Tu me demandes, je te réponds, ne te plains pas. Les yeux ronds de ma grand-mère lui ont tout de suite fait comprendre qu’il aurait mieux fait de se taire. Mais trop tard, c’est parti. Les éclats de voix s’élèvent, puis des cris perçants, les mains qui se tordent de désespoir et de tristesse... Mais mon grand-père ne se démonte pas et nie farouchement, affronte le regard de son fils, sévère et menaçant, le met au défi de jurer qu’il l’a vu embrasser «La dame». Voilà l’enfant qui bredouille, qui ne sait plus où il est, qui ne se rappelle plus trop bien, qui dit que oui, non, peut-être… Et sa mère qui tourne alors sa colère contre lui, sale gamin toujours à raconter des menteries, honte de la famille, vaurien qui la fera mourir…
Mon père me raconte tout ça, et soudain, un fantôme juvénile passe sur son visage. 70 ans après, il fouille dans ses souvenirs. Il ne sait toujours pas ce qu’il a vu, il doute encore, alors que la ficelle est si grosse. L’espace d’un instant, ses traits d’enfant effacent sa figure de vieillard. Les yeux plissés, plein de larmes, la tête relevée pour les empêcher de déborder devant moi, comme à l’époque devant ses parents, le visage tendu vers l’avant pour retenir son chagrin, des sanglots dans la voix, il lutte encore une dernière fois pour préserver sa maigre fierté enfantine face à la victoire trop facile des deux lâches en version masculin et féminin : l’un qui ne voulait pas être vu, l’autre qui ne veut pas voir ce qu’elle a sous le nez. Deux adultes hypocrites qui se sont réconciliés sans vergogne sur le dos d’un gamin qui se faisait une joie, il n’y a pas trois heures, d’aller faire un tour en bateau avec son père dans la baie de Gujan.