J'ai déjà décrit dans ce blog ma passion pour les savoirs inutiles. Vous savez, ces connaissances qui ne servent strictement à rien, et qu'on garde quand même en tête, alors que c'est démodé, délaissé, décati, abandonné... A quoi ça sert de savoir que la circonférence d'un cercle est égale à 2πR, soit le rayon multiplié par 2 et le tout par π ? Honnêtement, on ne s'en sert pas dans la vie de tous les jours ! Encore là, s'agit-il de formules intemporelles... Savoir faire ce calcul vous relie à une longue lignée de mathématiciens, d'Archimède (ci-dessus) à Newton et consorts, ce qui peut vous valoir un petit succès d'estime chez vos contemporains. Alors que quand vous expliquez à quoi peuvent servir des mi-bas (en dehors de susciter des réactions contrastées, selon que l'on est homme ou femme), vous passez au mieux pour un pervers, au pire pour un dégénéré.
On garde des choses idiotes en tête, alors qu'on pourrait faire un peu de place dans son cerveau pour stocker des trucs autrement plus malins comme les prénoms des enfants de Madonna ou l'âge mental d'Elsa Pataky. Moi, tenez, je sais rattraper une mayonnaise tournée. Ça ne sert vraiment à rien: déjà, pourquoi en faire, alors que ça s'achète tout prêt. Je sais aussi essuyer deux assiettes en même temps... Mouais, bof... Il y a bien longtemps que le lave-vaisselle pourvoit à cette tâche ménagère répétitive. Faire redémarrer un Mac planté avec un trombone ? Il paraît qu'ils ne plantent plus... Il paraît. Déplacer une machine à laver sans se casser le dos : Darty, c'est pas fait pour les chiens... Etc, etc. La liste est longue.
Mais cette liste a aussi la particularité de se renouveler. Ainsi, de nouveaux savoirs remplacent les anciens, avant de devenir un jour obsolètes à leur tour, car tel est le destin des connaissances humaines. Jadis, si on avait fait Polytechnique, on savait régler un magnétoscope. Maintenant, il faut juste demander à un enfant s'il veut bien régler la Wii (de toutes façons, on l'a achetée pour lui). Et demain, est-ce qu'on aura besoin de se souvenir du doigté si particulier aujourd'hui nécessaire pour pianoter sur l'écran d'un Iphone ?
Et pourtant, l'autre jour, en prenant un Vélib, les savoirs inutiles m'ont démontré qu'ils avaient de beaux restes. Détail amusant, c'est à la station Vélib qu'on reconnait le Parisien. Il déboule, tiré à quatre épingles, jauge à vue d'œil la qualité des vélos, teste discrètement les freins et les pneus, puis retire, impérial, d'un seul coup de Pass Navigo, sa bestiole du ratelier, et quitte les lieux d'un coup de pédale altier devant la populace médusée. Alors que le touriste stationne un bon moment devant la borne à essayer d'enchaîner les opérations cabalistiques préalables au retrait du destrier à deux roues. Au bout de cinq essais et trois cartes bleues rejetées, il finit par décrocher enfin son vélo et part, l'air triomphant... avant de se rendre compte, dix mètres plus loin, qu'il n'a plus de selle, que les pneus sont à plat, que la chaîne a sauté, et que le Vélib est fiché au grand banditisme. Le tout sous les quolibets des passants impitoyables. Et inutile de revenir au bercail : un Parisien en embuscade a surgi et occupé la seule place qu'il avait obligeamment libérée une minute plus tôt...
Moi, je suis parisien, mais je n'ai pas de pass Navigo. C'est mon côté rebelle, vous ne pouvez pas comprendre. Donc je prends toujours un ticket Vélib avec ma carte bleue. Et là, il m'arrive régulièrement un genre de truc à la con qui a le don de me faire sortir de mes gonds (c'est un nouveau jeu, il faut placer le plus de sons "on" dans une phrase). Je tape sur les bons écrans, je mets ma bonne carte, mon code secret que j'utilise partout au point que ça doit quand même se savoir, je valide, patin couffin, le ticket doit sortir, il va bientôt sortir, il ne va pas tarder à sortir... et rien, nib, macache. Pas plus de ticket que de beurre dans un régime Weight Watchers pour mannequin anorexique.
En pareille situation, le touriste désemparé tourne hagard autour de la borne, essaie de héler des passants, téléphone à son ambassade, avant de se lacérer la peau avec ses ongles et de retomber, prostré, sur le trottoir... Le Parisien commence par donner discrètement un coup de lattes dans l'appareil (on se sait jamais et puis il faut pas déconner non plus, quand même, non mais des fois...). Puis il sort son portable et appelle le numéro de Vélib pour qu'on vienne le délivrer de ce mauvais pas, «vite fait, là, main'nant !» (il parle comme ça, le Parisien). Or, il y a un truc. Car la frêle mécanique qui s'est enrayée en ne délivrant pas le carton salvateur, l'a fait pour une bonne raison : humidité excessive, chaleur de bête, électricité statique, peu importe, le ticket gondole, coince et reste collé un peu plus haut. Et là, je vous jure que c'est vrai, il suffit de souffler un bon coup dans l'ouverture pour que le miracle s'opère et que le ticket se présente enfin. Il ne vous reste plus qu'à prononcer la formule rituelle «Ah ben quand même, c'est pas trop tôt» pour remercier la borne, et hop, le tour est joué. Voilà un nouveau savoir qui ne demande qu'à devenir inutile, le jour où Decaux aura enfin trouvé la recette du carton Uncle Ben's, celui qui ne colle jamais.
J'en ai donc tiré trois enseignements :
1 - Pour récupérer un ticket coincé dans une borne, il faut lui souffler dans les bronches (de la borne, pas du ticket). Ça décoince, ça fait toujours du bien, et si ça gagne pas, ça débarrasse.
2 - Si vous voyez une personne souffler dans une borne de Vélib, c'est un Parisien lecteur de ce blog. Et si vous voyez beaucoup de Parisiens faire ça, c'est que je suis devenu un blogueur influent.
3 - Si vous entendez une personne dire «Ticket, siouplait» devant l'ouverture de la borne, là, pas de doute, c'est un touriste. Prévenez le Samu, chaque minute compte.
Photos : Mairie de Paris, Wikipedia, Maaddog