Je ne sais pas si je dois vous conseiller cette expérience. Le naturisme, ça reste une expérience étrange, sauf pour les vrais habitués. Je n’en suis resté qu’au stade amateur, avec un seul et unique essai. J’ai passé un mois dans un camp de naturisme dans les gorges de l’Ardèche, il y a bien longtemps. On y accédait par un raidillon, le long des falaises escarpées où serpente la rivière. Pas de voiture, pas d’électricité, des tentes, un minimum de commodité, et quelques dizaines d’adeptes du camping au grand air, le vrai, sans rien sur soi. C’est un des avantages : pas la peine d’emmener de valises pleines de fringues. On n’a absolument pas besoin de se changer. Juste une petite laine pour mettre sur le haut, le soir, si on est un peu frileux. Mais sur le bas, rien. Ce n’est pas la peine. On reconnaît le naturiste à un détail crucial : l’absence de slip ou de culotte.
Que je vous raconte, les amis. Les douches sont dehors et ouvertes à tous les regards. On les prend ensemble, dans la confraternité des corps luisants sous l’eau chaude et le savon biologique. On discute, on mange, on joue aux cartes entre copains, entre couples, entre voisins, à poil devant les tentes. Quand on se glisse dans son duvet, le soir, c’est le seul moment où on s’habille, et quand on en sort le matin, c’est la seule fois où on se déshabille.
L’épicerie du camp est tenue par une caissière gironde qui a –mais si...- les seins à l’air. On fait la queue (oui, je sais, c’est le mot) tranquillement en attendant son tour, l’air dégagé, le panier en plastique à la main. On assiste en permanence au spectacle des corps bougeant sans retenue, sans geste de pudeur. On se baisse, on se lève, on s’accroupit, on joue aux boules, au volley, au badminton, on se pousse dans l’eau dans un déferlement de sexe, de seins, de fesses tressautant sans voile ni retenue. On se salue en marchant dans les chemins du camp dans la plus complète nudité paradisiaque. Zéro marque de maillot. Et pas besoin de choisir de tenue pour les soirées : les femmes sont juste maquillées et les hommes remettent leur montre. Surprenant, au début. Mais on s’y fait vite.
Sur l’Ardèche toute proche, passent les canoës. Avec un ami, nous avons décidé de faire une descente avec celui qu’on a loué et qui nous sert de temps à autre à traverser l’eau. Il faut être organisé. On met nos habits dans le bidon, pour se rhabiller en arrivant à Vallon pont d’Arc où la navette nous remontera ici. Et c’est parti. Le soleil, les vagues, les rapides, les filles sur les petites plages de sable. Assis dans notre esquif, ça ne se voit pas trop, qu’on est tout nu. La vie est belle, il fait chaud, et nous nous sentons pousser des ailes.
Il vaudrait mieux, d’ailleurs, car un grondement annonce un rapide un peu plus trapu : un énorme rocher posé au milieu de la rivière, dans un virage à angle droit, autour duquel l’eau s’engouffre en aspirant les embarcations. La quasi-totalité finit retournée, pour la plus grande joie d’une colonie d’humains regroupés tels des crapauds sur le rocher, qui regardent comme à la parade les naufrages qui se succèdent. Ils s’agitent grossièrement en apercevant les visages décomposés des apprentis marins d’eau douce qui découvrent, un peu tard, le bouillon infernal qui va les mixer vivants. Ils coassent en comptant les gadins aquatiques. Ils applaudissent avec leurs pattes palmées les manœuvres désespérées. Ils couvrent de sarcasmes les malheureux qui coulent à pic sans tenter d’éviter les remous.
Pour avoir formé des ados au maniement des canoës, je ne me débrouille pas trop mal, mais nous finissons quand même à la baille, sous les cris des amphibiens qui viennent de découvrir tout l’intérêt de notre équipage. Voir deux hommes bronzés et musculeux se gameller et finir dans l’eau, les quatre fesses en l’air est, en effet, un spectacle réjouissant au possible, qu'ils dégustent d'un œil protubérant et avec un sourire fendu jusqu’aux oreilles. Surtout que nous insistons. Vexés d’avoir coulé, nous remontons le long de la rivière vers l’amont du rocher, le canoë sur les épaules et la pagaie à la main, pour tenter à nouveau notre chance. Et crapauds d’applaudir à notre deuxième, puis au troisième dessalement.
Enfin, à la quatrième tentative, après un conseil de guerre, nous décidons d’adopter une vitesse de navigation imparable et une trajectoire millimétrée. Pagayant comme des fous, bandant nos deltoïdes, nous surfons sur le courant démoniaque. Charybde et Scylla peuvent aller se rhabiller. Nous vengeons notre honneur en finissant par passer sans encombre les chutes du Niagara en version ardéchoise. Le silence admiratif de la colonie médusée nous confirme que nous avons réussi l’impossible. Nous saluons les corps aux yeux globuleux d’un bras d’honneur bien mérité.
Le reste de la balade est moins sportif, mais il nous permet de débriefer, et de préparer nos récits d’aventures pour la veillée, histoire de nous valoriser ce soir devant la gent féminine qui nous attend au château de toile en filant la quenouille. Le retour aurait été triomphal, si un de nos amis naturistes à qui nous réservons la primeur de nos péripéties, à peine débarqués, ne nous avait pas posé d’emblée la question qui tue : «Et mes chaussures qui étaient dans le canoë, vous les avez récupérées?».
On se regarde, incrédules. Ses godasses ? Ah parce qu’en plus, il appelle ça des chaussures, ce truc malodorant et informe qui m’a empêché d’allonger mes jambes une partie du chemin ? Non mais en voilà une idée. Nous sortons indemnes d’un combat façon Délivrance. Nous avons failli y laisser notre peau. Sans notre condition physique exceptionnelle, un sang froid à toute épreuve et une technique éprouvée à faire sangloter tous les équipages du Vendée Globe Challenge réunis, nous ne serions plus de ce monde. Et monsieur vient nous bassiner avec ses grolles pourries. En plus, cet aigri fait sa tête de cochon : «Je les aimais bien, moi, ces chaussures. Vous me le paierez !». Nous haussons à peine les épaules, devant ce terrien qui ne sait pas que le destin de l’humanité s’est joué quelque part, là-bas, sur l’Ardèche. On l’envoie balader d’un définitif «J’espère que tu les avais cirées. Comme ça, elles vont briller au fond de l’eau et on les verra peut-être, demain, s’il fait beau, en repassant au-dessus».
Nos héros sont-ils tirés d'affaire ? Les crapauds vont-ils se venger ? Les naturistes sont-ils aussi pacifiques qu'on le croit ? Charybde et Scylla ont-ils goûté la plaisanterie ? Vous le saurez en lisant la suite de cette histoire passionnante, pleine de bruit et de fureur, dans l'Atelier Ted et Eux.
Photos : France Naturisme, canoe-ardeche.com