Dans l'épisode précédent, nos deux héros sont revenus sains et saufs au bercail après leur périple en canoë. Ils projettent maintenant de repartir, insouciants des graves complots qui se trament dans leurs dos. Une sourde menace plane sur l'Ardèche.
On ne change pas une équipe qui gagne. Le lendemain, nous reprenons les pagaies, tous les deux, avec la ferme intention de dégoûter les crapauds, toujours ventousés au rocher avec leurs pattes gluantes. Nous avons eu la nuit pour réfléchir, le petit déjeuner pour affiner notre stratégie, et le moment du départ pour tracer dans le sable la trajectoire idéale. Nous quittons le camp de naturistes dans le plus simple appareil et dans notre canoë. Ils vont voir ce qu’ils vont voir. Effectivement, nous passons le rapide sans encombre, et nous payons même le luxe de revenir à contre-courant, histoire de leur rabattre leur caquet une bonne fois pour toutes. Ça ricane moins, chez les batraciens du caillou.
Nous sommes des Dieux. Nous avons vaincu le torrent et les crapauds ligués contre nous. Le monde nous appartient. Vallon Pont d’Arc, qui apparaît au détour d’un virage, va nous acclamer, nous porter en triomphe, nous faire citoyens d’honneur, tirer notre portrait en grand pour couvrir les façades et tartiner la presse locale, nous décerner la médaille d’honneur du plus gros mangeur de cuisses de grenouilles. Les petites plages de sable fin, noires de monde, ne se doutent que nous arrivons, nous, les conquistadors du torrent estival. Qu’on nous lance un nouveau défi, à la mesure de nos rêves les plus fous! Nous partirons tout de suite le relever, après avoir bu le champagne tiède offert par la Mairie, et fait l’amour aux plus belles femmes du village.
Premiers de cordée ! A nous les grands espaces ! Les doigts crispés sur le drapeau à cause des engelures, au moment de le planter sur l’Annapurna ! Les mains en sang qui agrippent le harpon pour le combat ultime contre la baleine blanche. Le cœur battant à tout rompre, nous découvrirons d’un seul coup le cimetière des éléphants et les mines du roi Salomon. Nous laisserons Hercule, maussade, raconter une dernière fois ses douze travaux devant un public clairsemé, tandis que la foule des Vestales nous accompagnera, jetant des pétales de roses sous nos pas, chantant nos louanges et soufflant dans les flûtes de Pan. Nous irons chercher Guillaumet dans les Andes et nous lui enlèverons de la bouche son fameux «Ce que j’ai fait, aucune bête au monde ne l’aurait fait». Nous le ferons à sa place et nous boufferons la bestiole rôtie, en prime. Parole !
Bizarrement, tout est calme. Personne ne vient à notre rencontre nous accueillir avec des colliers de fleurs et des cartes de crédits. Le vulgum pecus ne se doute pas qu'Ulysse est de retour, que Stanley et Livingstone, fourbus mais contents, sont en train d’accoster dans leur patelin paumé. Je me dresse pour ouvrir le bidon, à l’avant, afin de récupérer nos fringues. Les Dieux, même grecs, doivent se présenter vêtus devant les simples mortels. En descendant de leur fusée, les héros veulent se ceindre d’étoffe. Horreur ! Malheur ! Calamité ! Le bidon est vide ! Non, ce n’est pas possible ! Je me retourne vers mon binôme, incrédule. Je n’arrive pas à articuler un mot. Un air idiot sur la figure, je montre le récipient qui sonne un creux terrible.
Quelqu’un a retiré nos habits du bidon avant que nous quittions le camp. Un quelqu’un malintentionné. Une idée me traverse l’esprit, en un éclair. Une intuition. L’homme qui rouspétait parce qu'on lui avait perdu ses godasses dans le courant, hier... Mais oui, c’est lui ! Il a osé, l'animal ! L’enfoiréééééééé ! Le petit misérable! Le petit nabot malfaisant ! Le serpent à poil ! Je vais lui défoncer la tronche d'un seul coup de pagaie entre les deux yeux ! Ça va faire «Waaack» ! Je vais lui faire avaler sans sel mon bermuda et mes Converse ! Je vais le découper en rondelles qui se tortilleront dans l’eau ! Je vais le châtrer avec mon Opinel rouillé, histoire qu’il attrape en plus le tétanos, au cas où il en réchapperait. Rien que de repenser aux horreurs que j'imagine lui faire subir, je me cacherais bien les yeux, si ce n'était pas moi qui écrivait cette note.
Mais en attendant de régler son compte au Judas de l’Ardèche, notre exploit tourne salement au vinaigre. Ça nous fout la cabane sur le chien, et sur les veaux, les vaches, les cochons et les couvées, par dessus le marché. Abattus, accablés, consternés, et tous les adjectifs de la sidération désolante, dans l’ordre alphabétique. Car maintenant, la marche arrière, c’est mission impossible. Après avoir fait des ronds dans l’eau pendant un bon moment, il faut se résigner à toucher la terre ferme et trouver coûte que coûte de quoi se vêtir, en négociant avec les indigènes. Et vite déchanter : en plein mois de juillet, sous le cagnard, tout le monde est habillé avec trois fois rien, et le clampin de base ne voit pas pourquoi il se séparerait de son short, de ses tongs ou de son bob Ricard pour rendre service à deux sauvages débarquant de leur forêt tropicale, nus comme des vers dans leur pirogue monoxyle. Il y a des limites à l’entraide, quand même. A se demander s’ils ne nous imaginent pas avec un os dans le nez, une sarbacane et des peintures de guerre. Et évidemment, comme on est à poil, on n’a pas un sou, ni une once de verroterie en poche.
La suite est un cauchemar interminable dont je n’arrive pas à me sortir, même en me pinçant très fort. Celui qui n’a pas attendu un bus pendant trois-quarts d’heure, les fesses à l’air, avec juste un morceau de Sopalin (moi) ou un mouchoir de poche (mon ami) bouchonnés par devant pour protéger son intimité, sur un trottoir où passent des centaines de personnes qui vous regardent de la tête au pied, se poussent discrètement du coude et ricanent plus ou moins ouvertement, pendant que nous essayons de faire bonne figure en contemplant le paysage, superbe au demeurant, et en sifflotant négligemment, les mains dans rien… Oui, celui-là ne sait pas ce que c’est que d’être gêné, humilié, outragé.
Mais nous ne sommes pas encore au bout de nos peines. Il faut boire le calice jusqu’à la lie. De retour au camp de base, il faut affronter la figure de fifre hilare du propriétaire des pompes aquatiques, particulièrement satisfait de sa bonne blague. Car il n’a pas le triomphe modeste, l’animal. Il ne fait pas dans le discret. Il a la vengeance exubérante, la revanche volubile, la vendetta extravertie. Il revendique haut et fort son canular, ce Lafesse sans culotte. Il s’esclaffe en tenue d’Adam en se grattant le pubis de contentement. Il se tient les côtes en faisant «Hu, Hu, Hu», tellement il se bidonne. Il a le rire communicatif, en plus : avec ses braillements, il rameute le camp entier des naturistes. Les joueurs de volley, le ballon sous le bras, les joyeux pétanqueurs, les boules à la main, la caissière de l’épicerie avec ses gros seins, les jeunes pré-pubères, les canons, les mères de famille, les vieilles peaux, les racornis, tous rappliquent, ravis de l’aubaine. Il les fait se tordre de rire. Il raconte et raconte encore, sans se lasser, sans faiblir. Il ajoute des détails à son histoire, ménage ses effets, cultive le suspens, remet le couvert pour ceux qui ne la connaissent pas encore.
A la fin, excédés par ses rodomontades, on finit par le cramponner à deux et le jeter dans l’Ardèche, histoire de lui faire boire la tasse pour qu’il se taise au moins pendant une minute. Et aussi pour se défouler. Mais c’est aussi efficace que de pisser dans le violon d’André Rieux. Soufflant et crachotant, il éclate d'un rire dément, à chaque fois qu’on lui laisse sortir la tête de l’eau.
Illustrations : Herbert James Draper, Appolon (art grec), Tenzing Norgay (photo d'Edmund Hillary).