Ah ! La bonne bouille… Un visage rondouillard aux yeux vifs et rieurs. Des cheveux toujours sombres où le temps ne passe pas. Les sourcils, deux virgules de tristesse amusée, pour se faire gentiment pardonner d’exister. Un nez qui divise les lèvres en deux, tellement il est crochu. Et surtout un sourire. Un sourire qui va d’une oreille à l’autre, qui s’étire tant qu’on dirait qu’il va faire le tour de la tête. Quand il sourit, Jacky baisse la tête, vous regarde par en dessous, et laisse sa figure illuminée vous répondre par le dessin curviligne de sa bouche. C’est un smiley à lui tout seul, le symbole de l’humour et de la bonne humeur. On a envie de voir et de revoir cette grimace magnifique. Et comme il est facile de provoquer ce déferlement zygomatique, on provoque, on charrie, on titille, on chatouille… Les mots rebondissent sur ses joues couperosées et déclenchent l’effet attendu. Le plaisir de trouver une écoute pour vos réparties, même vaseuses, n’a d’égal que le bonheur de contempler l’expression de joie enfantine qui s’étale sous son regard noir.
Jacky a une maison en Touraine, aux confins de la Vienne. La terre des champs retournés y est crayeuse mais donne ce bon vin de Chinon, ce sang des vignes qui colore les verres. Du rouge extrait de la poussière. De l’alcool distillé du substrat des cailloux. Un amour de breuvage qui enchante les dîners chez Jacky. Les feux du couchant caressent le tuffeau de sa maison. L’air est doux. Avant de passer à table, on cueille des prunes encore chaudes de la chaleur du jour. Les enfants de la famille courent sur les chaumes frais coupés, cueillent des fleurs des champs et mastiquent les épis.
Le dîner est parfait. Des melons généreux que le porto sublime. Un bijou de gigot en parure de flageolets verts. Des fromages de chèvres à foison : un Sainte-Maure à la paille, un Valençay pyramidal, quelques fromages frais de la ferme toute proche. Et un clafoutis aux cerises aigres, monument sucré pour clore en beauté le repas et combler une dernière fois vos papilles excitées. Jacky et sa femme forment un duo espéré, attendu, qui anime la soirée. Il raconte ses souvenirs bébêtes, elle le houspille gentiment. Il s’embrouille dans les dates, elle le reprend en jouant faussement à la maîtresse d’école. Il retombe sur ses pieds on ne sait comment, s’emmêle à nouveau et met les rieurs de son côté. Elle s’amuse d’histoires qu’elle a entendues cent fois. Il sourit encore et encore, on ne s’en lasse pas. C’est comme une musique qu’on adore : on chante le couplet, et le refrain joyeux qu’on reprend en chœur, c’est le sourire de Jacky.
L’été passé, Jacky retourne vivre en Normandie, dans une maison neuve construite à l’ancienne. Poutres apparentes et toit de chaume, cheminée aux chenets noirs, canevas aux murs. Le dîner est copieux : normand ou tourangeau, Jacky sait recevoir : le bougre d’homme est gourmand et il sait lever le coude. Du cidre ou du vin rouge, les verres sont rarement vides.
Jacky a trois maisons. Sa maison de famille, où plonge ses racines. Sa chaumière normande, où il vit la plupart du temps. En dégustant son calva, il parle aussi de sa maison de campagne non loin de là, où il passe ses week-ends. Amical et enjoué, il a lié connaissance, jadis, avec un voisin, un vieillard guadeloupéen à la retraite dont la petite maison jouxte celle de Jacky. D’abord méfiant, l’homme, veuf esseulé surnommé Jojo, avait pris l’habitude de venir passer le repas du dimanche chez Jacky et sa femme. Il arrivait, saluait son nouveau petit monde, fumait sa pipe en attendant le service. Son couvert était mis. On lui préparait son fauteuil, avec une couverture écossaise quand la saison fraichissait. Il racontait les histoires de sa petite vie, et ça faisait sourire le bon Jacky. Pendant plusieurs années, l’homme a égayé ses vieux jours chez ses voisins conviviaux. Il a réchauffé chez eux ses os fatigués, noyant ses souvenirs sous les volutes de fumée. On sent presque l’odeur du tabac, quand Jacky raconte.
Et le vieil homme mourut. L’annonce de ses obsèques ramena sa famille. En tout et pour tout, une fille, dame respectable, habillée avec goût, pomponnée, agréable. Les yeux embués de larmes, au souvenir du défunt. «Elle disait “mon petit papa chéri” à tout bout de champ...», se souvient Jacky qui sourit cette fois d’un sourire entendu. On enterra Jojo, avec fleurs et couronnes. La tombe refermée, on fila chez le notaire. Le testament ouvert empesta l’atmosphère. Car avant de partir, Jojo avait légué sa maisonnette charmante et son lopin de terre à Jacky et sa femme, ses voisins chaleureux. La fille de Jojo se mit à crier quand elle comprit sa douleur.
«On ne la voyait jamais», s’emporte Jacky. «On s’est occupé de lui, elle n’est jamais venue le voir. Et maintenant, elle venait la bouche en cœur nous réclamer son bien ! Ah là, il n’y avait plus de “mon petit papa chéri” par ci, ni de “mon père adoré” par là». Les deux époux se sont rapprochés et reforment leur duo où l’un répond à l’autre, l’approuve et le complète. Le sourire de Jacky s’est mué en un rictus mauvais, épais, horizontal. C’est une plaie qui suppure la salive et la convoitise, pendant qu’il éructe sans fin contre l’héritière déchue.
Jacky a une maison en Touraine, aux confins de la Vienne. La terre des champs retournés y est crayeuse mais donne ce bon vin de Chinon, ce sang des vignes qui colore les verres. Du rouge extrait de la poussière. De l’alcool distillé du substrat des cailloux. Un amour de breuvage qui enchante les dîners chez Jacky. Les feux du couchant caressent le tuffeau de sa maison. L’air est doux. Avant de passer à table, on cueille des prunes encore chaudes de la chaleur du jour. Les enfants de la famille courent sur les chaumes frais coupés, cueillent des fleurs des champs et mastiquent les épis.
Le dîner est parfait. Des melons généreux que le porto sublime. Un bijou de gigot en parure de flageolets verts. Des fromages de chèvres à foison : un Sainte-Maure à la paille, un Valençay pyramidal, quelques fromages frais de la ferme toute proche. Et un clafoutis aux cerises aigres, monument sucré pour clore en beauté le repas et combler une dernière fois vos papilles excitées. Jacky et sa femme forment un duo espéré, attendu, qui anime la soirée. Il raconte ses souvenirs bébêtes, elle le houspille gentiment. Il s’embrouille dans les dates, elle le reprend en jouant faussement à la maîtresse d’école. Il retombe sur ses pieds on ne sait comment, s’emmêle à nouveau et met les rieurs de son côté. Elle s’amuse d’histoires qu’elle a entendues cent fois. Il sourit encore et encore, on ne s’en lasse pas. C’est comme une musique qu’on adore : on chante le couplet, et le refrain joyeux qu’on reprend en chœur, c’est le sourire de Jacky.
L’été passé, Jacky retourne vivre en Normandie, dans une maison neuve construite à l’ancienne. Poutres apparentes et toit de chaume, cheminée aux chenets noirs, canevas aux murs. Le dîner est copieux : normand ou tourangeau, Jacky sait recevoir : le bougre d’homme est gourmand et il sait lever le coude. Du cidre ou du vin rouge, les verres sont rarement vides.
Jacky a trois maisons. Sa maison de famille, où plonge ses racines. Sa chaumière normande, où il vit la plupart du temps. En dégustant son calva, il parle aussi de sa maison de campagne non loin de là, où il passe ses week-ends. Amical et enjoué, il a lié connaissance, jadis, avec un voisin, un vieillard guadeloupéen à la retraite dont la petite maison jouxte celle de Jacky. D’abord méfiant, l’homme, veuf esseulé surnommé Jojo, avait pris l’habitude de venir passer le repas du dimanche chez Jacky et sa femme. Il arrivait, saluait son nouveau petit monde, fumait sa pipe en attendant le service. Son couvert était mis. On lui préparait son fauteuil, avec une couverture écossaise quand la saison fraichissait. Il racontait les histoires de sa petite vie, et ça faisait sourire le bon Jacky. Pendant plusieurs années, l’homme a égayé ses vieux jours chez ses voisins conviviaux. Il a réchauffé chez eux ses os fatigués, noyant ses souvenirs sous les volutes de fumée. On sent presque l’odeur du tabac, quand Jacky raconte.
Et le vieil homme mourut. L’annonce de ses obsèques ramena sa famille. En tout et pour tout, une fille, dame respectable, habillée avec goût, pomponnée, agréable. Les yeux embués de larmes, au souvenir du défunt. «Elle disait “mon petit papa chéri” à tout bout de champ...», se souvient Jacky qui sourit cette fois d’un sourire entendu. On enterra Jojo, avec fleurs et couronnes. La tombe refermée, on fila chez le notaire. Le testament ouvert empesta l’atmosphère. Car avant de partir, Jojo avait légué sa maisonnette charmante et son lopin de terre à Jacky et sa femme, ses voisins chaleureux. La fille de Jojo se mit à crier quand elle comprit sa douleur.
«On ne la voyait jamais», s’emporte Jacky. «On s’est occupé de lui, elle n’est jamais venue le voir. Et maintenant, elle venait la bouche en cœur nous réclamer son bien ! Ah là, il n’y avait plus de “mon petit papa chéri” par ci, ni de “mon père adoré” par là». Les deux époux se sont rapprochés et reforment leur duo où l’un répond à l’autre, l’approuve et le complète. Le sourire de Jacky s’est mué en un rictus mauvais, épais, horizontal. C’est une plaie qui suppure la salive et la convoitise, pendant qu’il éructe sans fin contre l’héritière déchue.