Il était beau à tomber. Les femmes s’évanouissaient sur son passage. Elles l’attendaient des journées entières sous ses fenêtres du Palais Royal. Elles guettaient sa sortie au 36 rue de Monpensier. Elles embrassaient la selle de son vélo. Patrice, prénom du héros qu’il incarnait dans le film L’éternel retour, est monté en flèche dans l’état-civil à partir de 1943. Les hommes rêvaient de lui ressembler. Ils copiaient sa coiffure peroxydée. Ils portaient ses pulls Jacquard tricotés par leurs amoureuses. Parlez-en aux grands-mères. La mienne en avait encore les larmes aux yeux.
Le temps a passé, mais la popularité de Jean Marais demeure toujours un phénomène sans équivalent. Après avoir cachetonné dans les théâtres et les revues de la capitale, couru les auditions et préparé le Conservatoire, il gagne sa vie comme photographe et peintre de cartes postales, et continue de jouer les utilités au théâtre... Il sent que le métier d’acteur lui convient parfaitement. Jouer des personnages, attirer les regards, exhaler ses sentiments, voilà ce qui transcende les penchants contre lesquels il lutte jusqu’ici. Il a par exemple une conception assez personnelle de la vérité. Il a de qui tenir : sa mère est mythomane et kleptomane. Il vient un jour la visiter au parloir de la prison, après son arrestation pour grivèlerie. Il se décide à travailler dur pour subvenir à ses besoins, pour ne plus revivre cet instant tragique.
Son père ? Jean Marais ne se souvient de l’avoir vu qu’une fois, quand il avait 5 ans, pendant une permission de la guerre 14-18. Et de s’être pris une claque mémorable parce qu’il avait eu le malheur de mal lui parler. Ni une, ni deux, sa mère prend ses enfants sous le bras et quitte Cherbourg et ce vétérinaire violent sur le champ. Entre ces deux perturbés, Jean s’impose en forte tête. Menteur et voleur, mais toujours pour se donner le beau rôle, il se fait renvoyer de tous les lycées où on l’inscrit. Taillé comme un décathlonien, il transcende la peur viscérale qu’il a héritée de sa mère, par une force virile, brutale hors du commun.
Sa vie va basculer en 1937. Entre deux figurations chez Dullin, il apprend que le grand Cocteau auditionne pour sa pièce Œdipe-Roi. Avec son physique de jeune premier, il tape dans l’œil du maître et décroche le premier rôle. Serré dans quelques bandes de tissu, costume très osé imaginé par Coco Chanel, il fusille du regard le premier qui ricane. Il en impose sur scène, même si sa performance ne reste pas dans les mémoires : le critique du Figaro, Pierre Brisson lui taille un beau costard dans les bandelettes d’Œdipe : «Il est beau, un point c’est tout». Il a la voix haut perchée : il se mettra à fumer pour cette voix de “violoncelle crapuleux” si caractéristique.
A l’aube de la cinquantaine, Cocteau a déjà son œuvre derrière lui. Compagnon de route des surréalistes, le poète a fréquenté et influencé tous les grands du début du 20e siècle, à Paris : Marcel Proust, André Gide, Guillaume Apollinaire, André Breton et le mouvement Dada, Serge Diaghilev, Erik Satie, Arthur Honegger, Darius Milhaud, Francis Poulenc, Germaine Taillefer... Il a lancé Radiguet, dont j’ai raconté l’histoire étonnante ici, en faisant jouer son entregent auprès de l’éditeur Bernard Grasset. La disparition prématurée de ce météore de la littérature le laissera abattu et dégoûté.
On lui connaît quelques liaisons féminines, comme la troublante princesse la princesse Paley. Mais ses grandes passions sont pour le genre masculin. Raymond Radiguet, le boxeur panaméen Al Brown, l’acteur Edouard Dermit… Ce dernier sera son amant, son fils adoptif et son légataire universel. Cocteau ne travaille bien que lorsqu’il est amoureux. Il se plonge alors dans un état émotionnel qui stimule son élan créateur. Jouant avec ses amants le rôle de Pygmalion, il entraîne ses conquêtes vers les sommets où il se maintient lui-même en captant leur énergie, qu’il retranscrit ensuite dans ses œuvres.
Quand il n’écrit pas, ce fêtard invétéré se lève à midi en maugréant. Les volutes de fumée de sa pipe d’opium embaument alors son appartement. Vers 16 heures, il va déjeuner chez Prunier (devenu Goumard), 9 rue Duphot, à Paris, d’où il part systématiquement sans payer, tout son argent passant dans la drogue qui le calme et le rend créatif. Coco Chanel (ci-dessus, avec Cocteau) efface discrètement ses ardoises. Plus la journée avance, plus il devient gai et jovial. La nuit, c’est un brillant causeur qui charme et anime les plus chics soirées par son élégance, ses réparties et ses nombreuses fréquentations.
Mais quand il écrit, c’est d’une seule traite, sans rature. Il y passe des journées et des nuits entières. “Les enfants terribles” sont écrits en 19 jours, en écoutant en boucle un tube de l’époque, “Make Believe”. Ses traits prennent alors des allures monstrueuses. «Je n’aimerais pas vous rencontrer au coin d’un bois», lui confie une amie. «Quand il écrivait, son visage me faisait peur», confirmera plus tard Jean Marais. Le résultat : son œuvre compte une vingtaine de recueils de poésie, au moins autant de pièces de théâtre et d’œuvres musicales, cinq romans, des dizaines d’essais, une dizaine de films. Et des dessins, des poésies graphiques par milliers.
Avec Jean Marais/Œdipe, Cocteau succombe à nouveau. Il s’entiche du jeune éphèbe. Le vieux renard l’appelle au téléphone : «Venez vite, il y a une catastrophe». Affolé, Jean Marais accourt à l’hôtel de Castille, rue Cambon. Il trouve Cocteau assis, fumant de l’opium, qui lui lance : «Il y a une catastrophe, je vous aime !». Jean Marais a raconté dans ses Mémoires sa répartie étonnante : «Et moi, qui n’était qu’un jeune arriviste, et alors que cela n’était pas vrai, j’ai répondu “moi aussi !”». Une semaine plus tard, il a déjà changé de ton. Jusqu’à la mort, il affirmera son amour pour Cocteau.
En retour, le maître avoue sa passion. Comme dans cette lettre, datée de noël 1938. Les deux Jean se connaissent depuis quelques mois. «C’est Noël, le plus merveilleux Noël de toute ma vie. Dans mes souliers, il y a ton cœur, ton corps, ton âme, la joie de vivre et de travailler ensemble. Un objet serait le cadeau utile que je réprouve. Du superflu. Je ne regarderais que les mains qui le donnent…». Ou cet autre courrier, quelques mois plus tard : «Ce dimanche était de la vie. Tu me fécondais et je te fécondais. Nous vivions vite et haut à des kilomètres au dessus des petites tapettes et des histoires parisiano-new yorkaises. Ce que je voudrais, c’est que notre amour soit excessif continuellement. Toujours en pointe, en scandale, en force. Pareil aux œuvres.»
(A suivre) La passion des deux Jean - Episode 2
Illustrations : Wikipedia, archives du théatre, Carl Von Vechten