Ah mais alors là, je suis tombé des nues ! Je la croyais intouchable, distante, marmoréenne... Il y a dix ans, je me suis aperçu, que la statue de la Liberté n’est pas si innocente que ça, avec ses grands airs de sainte-Nitouche du Nouveau Monde. Sa moue dédaigneuse, son port hautain, sa démarche altière, sa torche brandie comme un brandon pour éloigner les loups… Tout ça n’était qu’artifices et dissimulations.
Commençons par le commencement. Et le commencement, c’est Frédéric-Auguste Bartholdi, qui vient au monde le 2 août 1834 à Colmar. La mort prématuré du père envoie la petite famille à Paris. A 21 ans, diplômé des Beaux-Arts, formé à la peinture par Ary Scheffer, Auguste se lance dans sept mois d’aventures sur le Nil, au Yémen, en Abyssinie, exerçant ses talents de photographe. Il s’émerveille devant la statuaire monumentale et en gardera les images marquantes pour la suite.
Le Second Empire a soif d’artistes de sa trempe. Les relations de sa mère, Charlotte Bartholdi, protestante, femme autoritaire, voire oppressante, dans l’entourage de Napoléon III, lui ouvrent les portes de la commande publique. Bartholdi n’a pas le génie d’un Rodin. En revanche, il sait trouver les bons endroits : son lion de Belfort est sculpté dans une falaise, sa statue de Vercingétorix est posée sur le plateau de Gergovie.
En 1865, Édouard Laboulaye pense le premier à offrir une statue aux Etats-Unis pour fêter le centenaire de l’indépendance, le 4 juillet 1876. Le projet réunit deux idées : affirmer la République en France, après la déliquescence du second empire et la menace du retour à la Monarchie. Aux Etats-Unis, ressouder l’union nationale ébranlée par la guerre de Sécession, l’immigration, l’urbanisation et l’industrialisation. Laboulaye en parle à son ami Bartholdi, qui s’enthousiasme aussitôt. Et quand il s’entiche de ce projet, ce n’est pas pour jouer : «Je lutterai pour la liberté, j'en appellerai aux peuples libres. Je tâcherai de glorifier la république là-bas, en attendant que je la retrouve un jour chez nous».
En 1870, les Français cèdent l’Alsace et la Lorraine aux Allemands. Et donc Colmar, un crève-cœur pour Bartholdi. Et comme les Américains ont soutenu les Teutons, son projet de statue de la Liberté en cuivre repoussé a du plomb dans l’aile. Bartholdi ne se décourage pas et part pour les Etats-Unis, en juin 1871. Il identifie l’île de Bedloe (où se trouve aujourd’hui la grande dame), à l’embouchure de l’Hudson, comme l’endroit idéal pour accueillir son œuvre. Il envoie tout de suite une lettre à sa maman pour lui signaler sa découverte et son enthousiasme.
Là-bas, il fait copain-copain avec le Président Ulysses Grant, fréquente des sénateurs américains comme Charles Summer, des industriels comme Richard Butler, des journalistes comme Joseph Pultizer, propriétaire du New York Wold. Discrètement, Bartholdi leur refourgue son projet de statue de “l’Egypte éclairant l’Asie”, à l’entrée du canal de Suez. Si le Khedive Isma’il Pasha l’avait acceptée, il n’y aurait jamais eu de statue dans le port de New York. Il fait fabriquer des petites statues de la Liberté et les offrent à tous ceux qui comptent. C’est un de ses amis, l’ingénieur Gaget, qui s’en occupe. Prononcée à l’anglaise («Vous avez reçu votre Gadget ?»), son nom deviendra synonyme de petite merdouille super drôle, malheureusement vite cassée et qui finit dans la poubelle jaune…
En France, on finance le projet (2 millions de francs de l’époque) par une loterie, des banquets, des coupe-papier, un opéra de Gounod.... En 1878, la tête de la statue est présentée lors de l’Exposition Universelle. Gustave Eiffel, architecte du projet, n’y va pas avec le dos de la cuillère et imagine une structure de 120 tonnes de fer forgé et 300 000 rivets. Le 6 juin 1884, la Liberté domine de ses 46 mètres les bâtiments de la rue de Chazelles. Ne reste plus qu’à la démonter et à l’expédier en colissimo de l’époque : 214 caisses en bois embarquées dans les flancs de l’Isère. Le navire français fait son entrée triomphale dans le port de New York le 3 juillet 1885, escorté par une escadre de 90 navires. Remontée sur place, la statue est inaugurée le 28 octobre 1886, avec dix ans de retard sur le centenaire.
J’en arrive à la statue elle-même. D’abord, qui a servi de modèle ? On est encore réduit aux conjectures, Bartholdi ayant été muet comme un fossile de carpe sur le sujet :
- la mère de Bartholdi, Charlotte.
- Jeanne-Emilie Baheux de Puysieux. Il s’est marié en décembre 1876 avec cette modiste qui s’est rajeunie de 13 ans pour lui plaire et s’est inventée une généalogie aristocratique. Charlotte ne la porte pas dans son cœur.
- Isabella Eugenie Boyer (ci-contre), née à Paris en 1841, épouse de l'inventeur milliardaire de la machine à coudre, Isaac Singer (ça vaut un camembert au trivial pursuit),
- une jeune fille juchée sur une barricade et tenant une torche, au lendemain du coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte. En 1830, Delacroix a réalisé une “Liberté guidant le peuple”, nettement plus érotique. Personnellement, je préfère…
- Une prostituée, idée assez saugrenue, quand on connaît le peu d’intérêt de Bartholdi pour la chose.
Ensuite, que représente-t-elle ? La liberté éclairant le monde, ça c’est sûr. La tête à l’expression rébarbative (celle de la mère de Bartholdi?) est couronnée d’un diadème et de sept pointes symbolisant les sept mers ou les sept continents de l’ancien monde. Dans son bras gauche, elle serre la déclaration de l’Indépendance des États-Unis. Elle est vêtue à la romaine, d’une tunique, d’une stola, sorte de toge, et d’une palla, étoffe passée par dessus et clipsée sur l’épaule. J’ai connu des sensualités plus ébouriffantes. Mais elle cache bien son jeu...
C'est Woody Allen qui m’a montré le chemin. Je l’ai pris au mot. On connaît sa fameuse réplique : «La dernière femme que j’ai pénétrée, c’est la statue de la Liberté !» Et on sait aussi, depuis Clémenceau, que le meilleur moment de l’amour, c’est quand on monte l’escalier. Je vous laisse donc imaginer la montée du désir et du plaisir que j’ai éprouvée, quand j’ai eu la chance de pouvoir grimper le raidillon de 354 marches qui conduit du hall d’entrée jusqu’à l’intérieur de la tête de Miss Liberty. Là, j’ai atteint les sept pointes, pour moi synonyme de 7e ciel.
Le temps de reprendre mon souffle, j’avais une vue idéale pour détailler ma nouvelle conquête. Son nez parfait de 1,48m. Mais il aurait fallu que j’aie les doigts du colosse de Rhodes pour le caresser doucement. Sa bouche de 91 centimètres qu’il faut effleurer tendrement, si on a la chance de posséder des lèvres à l’avenant. Ou une bonne serpillère, si on veut faire un baiser mouillé. Sans moi : j’ai le vertige. Ses mains de 5 mètres qui vous massent le dos avec tendresse. J’aurais péri étouffé. Son bras droit de 12,8 mètres qui en enlacent une bonne cinquantaine comme moi. Je suis jaloux comme un tigre. Sa torche, pour allumer le désir. Et ses yeux, ses yeux de biche séparés de seulement 76 cm ! D’en bas, je ne les vois pas : je suis myope comme une taupe.
En redescendant, je suis passé vers le centre des délices. A mi-hauteur, voyez... Mais dans le noir, je n’ai rien vu ni rien senti. Ni ça ni ses rivets turgescents. Comme elle porte des sandales (genre du 4500 fillette), j’ai pu voir et même toucher ses mignons petits petons. Elle a le pied grec, soit le 2e orteil plus long que le pouce, particularité partagée par 20 % de la population. Je suis dans les 80 % restants. On n’avait aucun point commun. On s’est quitté sans un regard.
Illustrations : Wikipedia, Harper, National Park Service/USA, Napoleon Sarony