«L’homme élégant est descendu de la limousine, il fume une cigarette anglaise. Il regarde la jeune fille au feutre d’homme et aux chaussures d’or. Il vient vers elle, lentement. C’est visible, il est intimidé. »
La rencontre entre la petite adolescente française et le riche chinois annamite est un des moments forts du livre de Marguerite Duras, L’amant, prix Goncourt 1984. Avec cette œuvre majeure écrite à 70 ans, Duras laisse son imagination la guider pour retrouver en elle la jeune fille qu’elle était. Retrouver aussi son vrai nom : Marguerite Donnadieu. Duras, c’est le nom d’un village du Lot-et-Garonne, près de l’endroit où son père, décédé en 1921, avait acheté une maison de maître, le domaine des Platier, sur la commune de Pardaillan. Bien que miné par la maladie, il avait l’espoir de réunir un jour sa famille éclatée entre la France et l’Indochine. L’époux disparu et oublié, c’est la mère, Marie Donnadieu, qui concentrera toutes les passions, les craintes et les fantasmes de Marguerite.
Le pays où Duras plonge une partie de ses racines est un pays d’eau. Au temps des moussons, les pluies torrentielles lavent la poussière des rues et des chemins et l’humidité prolonge à l’infini la torpeur du jour. Mais pendant les nuits de la saison sèche, se souvient-elle, «la lumière tombait du ciel dans des cataractes de pure transparence, dans des trombes de silence et d’immobilité. L’air était bleu. On le prenait dans la main». Les sampans et les jonques glissent sur le géant fleuve Mékong, si large que ses rives se perdent dans les rizières, si épais que ses affluents ne mélangent leurs eaux avec les siennes. Il charrie des débris d’incendie, des jacinthes d’eau, des buffles noyés…
Paysanne égarée aux confins du delta des neuf dragons, Marie Donnadieu y rêve encore d’une existence à la créole, aux dernières heures des colonies. Elle a laissé peu à peu ses pulsions inquiétantes et mortifères dominer sa vie. Le frère aîné, Pierre, beau garçon, viril, chouchou de sa mère, est décrit par sa sœur –mais il faut être prudent avec ses souvenirs- comme une brute épaisse, «un voyou de famille, un fouilleur d’armoires, un assassin sans armes». Marguerite voue un amour sincère et immense à son “petit frère” (pourtant plus âgé qu’elle), garçon sensible, timide, avec qui elle imaginera une relation incestueuse, dans son roman “La vie tranquille”.
Au milieu de cette famille tourmentée, Marguerite Duras (ici au premier rang, 1ère à gauche) ne se sent pas particulièrement à son avantage : «Je crois que je manquais de charme à un point inimaginable […] J’étais criblée de taches de rousseur, accablée de deux nattes rousses qui me tombaient jusqu’à moitié des cuisses». On lui cherche en vain un parti, on lui met la pression, et elle le ressent fortement. A l’époque de sa rencontre avec l’amant (1930), Duras est en pension au lycée Chasseloup-Laubat de Saïgon. Elle rentre le week-end chez elle, à Sadec, petite bourgade endormie à 150 km de Saïgon, coincée entre deux bras du Mékong. «Je savais ce que j’allais trouver à Sadec : mon frère saoul d’opium, ma mère au comble de l’exaspération…». Elle a pris place dans le car pour indigènes, aux places à l’avant réservées aux voyageurs blancs.
Entre les rives, sur le bac qui relie les deux mondes, un homme apparaît : «Je rentrais à la pension dans l’auto du médecin qui m’avait pris en charge avec Léo (C’est le nom que lui donne Duras). Léo était indigène, mais il s’habillait à la française. Il parlait parfaitement le français, il revenait de Paris. Moi je n’avais pas quinze ans, je n’avais été en France que fort jeune. Je trouvais que Léo était très élégant. Il avait un gros diamant au doigt et il était habillé de tussor de sari grège […]. Léo m’a dit que j’étais une jolie fille.
- Vous connaissez Paris ?
Je dis que non, en rougissant. Lui connaissait Paris. Il habitait Sadec. Il y avait quelqu’un à Sadec qui connaissait Paris et je ne le savais pas jusqu’alors. Léo me fit la cour et mon émerveillement était immense. Le docteur me déposa à la pension et Léo se débrouilla pour me dire qu’on se reverrait.»
Léo n’est pas vraiment beau. S’il a cette peau blanche des chinois du Nord, qui fascinera tant l’adolescente, il a gardé sur son visage des traces de la petite vérole. «Il était nettement plus laid qu’un annamite moyen, mais il s’habillait avec un goût parfait». Et puis, surtout, il s’intéresse à elle. Et ce propriétaire terrien de 27 ans est fabuleusement riche. Mais le chemin sera long, du bac à la garçonnière de Léo. Au bout de quelques semaines, l’amant lui prend la main et lui dit «Je t’aime». L’effet est immédiat pour Marguerite, mais elle n’a pas pour autant envie de se donner à lui. Il fait de multiples tentatives, elle finit toujours par s’extraire de ses bras. Il l’embrasse une première fois par surprise. Elle crache dans son mouchoir,. Il s’en aperçoit : «Je te dégoûte ?». Elle se rapproche alors et fait sa petite chatte : «Je suis bête. C’est parce que c’est la première fois…». Il passe son bras autour de sa taille : «Tu me fais horriblement souffrir».
Le soir suivant, l’auto de l’amant, une magnifique Morris-Léon-Bollée noire (ci-dessus), est là qui l’attend au sortir du lycée, sous les yeux de ses copines. Elle finit par se persuader qu’elle est amoureuse de Léo. Il l’emmène à Cholon, le Chinatown de Saigon. Quand ils sortent en ville, ils sont chaperonnés par les frères aînés. Toujours d’après Duras, l’instance de la mère à maintenir cette relation ressemble fort à une pression pour qu’elle échange des charmes sans jamais s’abandonner complètement, contre de l’argent sonnant et trébuchant. L’amant aura vite compris le manège. Marguerite voit pourtant dans ce jeu pervers et sa conclusion le moyen de prendre l’ascendant et d’échapper à sa mère et à ses frères.
L’amant chinois, si doux et si fragile, parvient enfin à ses fins. Il n’y a que Marguerite Duras pour raconter cet instant dans ces pages admirables où éclatent des sentiments et des passions longtemps contenus. «Elle ne le regarde pas. Elle le touche. Elle touche la douceur du sexe, de la peau, elle caresse la couleur dorée, l’inconnue nouveauté. Il gémit, il pleure. Il est dans un amour abominable. Et pleurant, il le fait. D’abord, il y a la douleur. Et puis après cette douleur est prise à son tour, elle est changée, lentement arrachée, emportée vers la jouissance, embrassée à elle. La mer, sans forme, simplement incomparable.»
C‘est le père de Léo qui va mettre fin à leur relation qui durait depuis un peu moins de deux ans. Léo et Marguerite vont se quitter le 27 février 1931, sur le quai où est amarré le Compiègne, le long des Messageries Maritimes. Duras est repartie en France. Huynh Thuy Lé -c’est le vrai nom de l’amant- s’est ensuite marié. Il a vécu pendant longtemps en cachette avec la sœur de son épouse, avant de s’installer avec elle. Au moment de la révolution contre les Chinois, sa famille a été arrêtée par la police. Il a échappé au massacre, prévenu par un ami. Il a filé clandestinement à Saigon, en traversant les rizières et vivra longtemps aux Etats-Unis.
La rencontre entre la petite adolescente française et le riche chinois annamite est un des moments forts du livre de Marguerite Duras, L’amant, prix Goncourt 1984. Avec cette œuvre majeure écrite à 70 ans, Duras laisse son imagination la guider pour retrouver en elle la jeune fille qu’elle était. Retrouver aussi son vrai nom : Marguerite Donnadieu. Duras, c’est le nom d’un village du Lot-et-Garonne, près de l’endroit où son père, décédé en 1921, avait acheté une maison de maître, le domaine des Platier, sur la commune de Pardaillan. Bien que miné par la maladie, il avait l’espoir de réunir un jour sa famille éclatée entre la France et l’Indochine. L’époux disparu et oublié, c’est la mère, Marie Donnadieu, qui concentrera toutes les passions, les craintes et les fantasmes de Marguerite.
Le pays où Duras plonge une partie de ses racines est un pays d’eau. Au temps des moussons, les pluies torrentielles lavent la poussière des rues et des chemins et l’humidité prolonge à l’infini la torpeur du jour. Mais pendant les nuits de la saison sèche, se souvient-elle, «la lumière tombait du ciel dans des cataractes de pure transparence, dans des trombes de silence et d’immobilité. L’air était bleu. On le prenait dans la main». Les sampans et les jonques glissent sur le géant fleuve Mékong, si large que ses rives se perdent dans les rizières, si épais que ses affluents ne mélangent leurs eaux avec les siennes. Il charrie des débris d’incendie, des jacinthes d’eau, des buffles noyés…
Paysanne égarée aux confins du delta des neuf dragons, Marie Donnadieu y rêve encore d’une existence à la créole, aux dernières heures des colonies. Elle a laissé peu à peu ses pulsions inquiétantes et mortifères dominer sa vie. Le frère aîné, Pierre, beau garçon, viril, chouchou de sa mère, est décrit par sa sœur –mais il faut être prudent avec ses souvenirs- comme une brute épaisse, «un voyou de famille, un fouilleur d’armoires, un assassin sans armes». Marguerite voue un amour sincère et immense à son “petit frère” (pourtant plus âgé qu’elle), garçon sensible, timide, avec qui elle imaginera une relation incestueuse, dans son roman “La vie tranquille”.
Au milieu de cette famille tourmentée, Marguerite Duras (ici au premier rang, 1ère à gauche) ne se sent pas particulièrement à son avantage : «Je crois que je manquais de charme à un point inimaginable […] J’étais criblée de taches de rousseur, accablée de deux nattes rousses qui me tombaient jusqu’à moitié des cuisses». On lui cherche en vain un parti, on lui met la pression, et elle le ressent fortement. A l’époque de sa rencontre avec l’amant (1930), Duras est en pension au lycée Chasseloup-Laubat de Saïgon. Elle rentre le week-end chez elle, à Sadec, petite bourgade endormie à 150 km de Saïgon, coincée entre deux bras du Mékong. «Je savais ce que j’allais trouver à Sadec : mon frère saoul d’opium, ma mère au comble de l’exaspération…». Elle a pris place dans le car pour indigènes, aux places à l’avant réservées aux voyageurs blancs.
Entre les rives, sur le bac qui relie les deux mondes, un homme apparaît : «Je rentrais à la pension dans l’auto du médecin qui m’avait pris en charge avec Léo (C’est le nom que lui donne Duras). Léo était indigène, mais il s’habillait à la française. Il parlait parfaitement le français, il revenait de Paris. Moi je n’avais pas quinze ans, je n’avais été en France que fort jeune. Je trouvais que Léo était très élégant. Il avait un gros diamant au doigt et il était habillé de tussor de sari grège […]. Léo m’a dit que j’étais une jolie fille.
- Vous connaissez Paris ?
Je dis que non, en rougissant. Lui connaissait Paris. Il habitait Sadec. Il y avait quelqu’un à Sadec qui connaissait Paris et je ne le savais pas jusqu’alors. Léo me fit la cour et mon émerveillement était immense. Le docteur me déposa à la pension et Léo se débrouilla pour me dire qu’on se reverrait.»
Léo n’est pas vraiment beau. S’il a cette peau blanche des chinois du Nord, qui fascinera tant l’adolescente, il a gardé sur son visage des traces de la petite vérole. «Il était nettement plus laid qu’un annamite moyen, mais il s’habillait avec un goût parfait». Et puis, surtout, il s’intéresse à elle. Et ce propriétaire terrien de 27 ans est fabuleusement riche. Mais le chemin sera long, du bac à la garçonnière de Léo. Au bout de quelques semaines, l’amant lui prend la main et lui dit «Je t’aime». L’effet est immédiat pour Marguerite, mais elle n’a pas pour autant envie de se donner à lui. Il fait de multiples tentatives, elle finit toujours par s’extraire de ses bras. Il l’embrasse une première fois par surprise. Elle crache dans son mouchoir,. Il s’en aperçoit : «Je te dégoûte ?». Elle se rapproche alors et fait sa petite chatte : «Je suis bête. C’est parce que c’est la première fois…». Il passe son bras autour de sa taille : «Tu me fais horriblement souffrir».
Le soir suivant, l’auto de l’amant, une magnifique Morris-Léon-Bollée noire (ci-dessus), est là qui l’attend au sortir du lycée, sous les yeux de ses copines. Elle finit par se persuader qu’elle est amoureuse de Léo. Il l’emmène à Cholon, le Chinatown de Saigon. Quand ils sortent en ville, ils sont chaperonnés par les frères aînés. Toujours d’après Duras, l’instance de la mère à maintenir cette relation ressemble fort à une pression pour qu’elle échange des charmes sans jamais s’abandonner complètement, contre de l’argent sonnant et trébuchant. L’amant aura vite compris le manège. Marguerite voit pourtant dans ce jeu pervers et sa conclusion le moyen de prendre l’ascendant et d’échapper à sa mère et à ses frères.
L’amant chinois, si doux et si fragile, parvient enfin à ses fins. Il n’y a que Marguerite Duras pour raconter cet instant dans ces pages admirables où éclatent des sentiments et des passions longtemps contenus. «Elle ne le regarde pas. Elle le touche. Elle touche la douceur du sexe, de la peau, elle caresse la couleur dorée, l’inconnue nouveauté. Il gémit, il pleure. Il est dans un amour abominable. Et pleurant, il le fait. D’abord, il y a la douleur. Et puis après cette douleur est prise à son tour, elle est changée, lentement arrachée, emportée vers la jouissance, embrassée à elle. La mer, sans forme, simplement incomparable.»
C‘est le père de Léo qui va mettre fin à leur relation qui durait depuis un peu moins de deux ans. Léo et Marguerite vont se quitter le 27 février 1931, sur le quai où est amarré le Compiègne, le long des Messageries Maritimes. Duras est repartie en France. Huynh Thuy Lé -c’est le vrai nom de l’amant- s’est ensuite marié. Il a vécu pendant longtemps en cachette avec la sœur de son épouse, avant de s’installer avec elle. Au moment de la révolution contre les Chinois, sa famille a été arrêtée par la police. Il a échappé au massacre, prévenu par un ami. Il a filé clandestinement à Saigon, en traversant les rizières et vivra longtemps aux Etats-Unis.
Le bac sur le Mékong n’existe plus, il a été remplacé en 2000 par un pont. La maison de l’amant (ci-dessus), au 255 de la rue Nguyen Hue, est aujourd’hui occupée par la police anti-drogue. Décédé en 1972, Léo est enterré au cimetière de Sadec, rue Le Duan, tout près des courts de tennis. Son souvenir n'a cessé de hanter Duras. Un jour, elle a reçu un appel de Léo, à Paris. Il voulait lui dire qu’il n’avait jamais cessé de l’aimer.
Illustrations : New York Times, Iconvalley, l'Amant/Jean-Jacques Annaud, DR.