Alain Fournier suit sans la connaître Yvonne Toussaint de Quièvrecourt qui descend vers le Cours de la Reine. Elle prend un bateau-mouche et s’arrête à la hauteur du quai de la Tournelle, pour rejoindre son appartement, au 12 du boulevard Saint-Germain, toujours suivie à distance par le jeune amoureux éperdu. Il ne cesse de revenir sur place pour tenter de la revoir. Enfin, le matin du 10 juin, il l’aperçoit derrière la vitre de son appartement. La jeune fille, surprise de le retrouver là, lui sourit chaleureusement. Le lendemain matin, il guette sa sortie, en bas de chez elle. La voilà qui parait, un livre de prière à la main. Il s’enhardit et lui glisse «Vous êtes belle», juste avant qu’elle ne grimpe dans un tramway, direction l’église de Saint-Germain-des-Prés. Elle l’envoie gentiment balader. C’est ce qu’il va faire… en la suivant de loin.
A la fin de la messe, il lui fait signe à nouveau. Cette fois, elle accepte de discuter avec lui. Ils montent dans un tramway direction le pont des Invalides. Assis près d'elle, tout en laissant s’écouler leur «grande, belle, étrange et mystérieuse conversation», Alain Fournier note fiévreusement tous les détails de cette rencontre qui le bouleverse à jamais. Au pont de la Concorde, ils se quittent en échangeant leurs noms. La jeune fille lui a annoncé qu’elle était fiancée. Elle part en lui demandant de ne plus la suivre, puis se retourne : ils se regardent longuement. Magnifiés, sublimés, les détails jetés sur son cahier formeront la trame de la rencontre entre le Grand Meaulnes et Yvonne de Galais, au cours d’une fête étrange donnée dans un domaine mystérieux.
Alain Fournier ne perd pas l’espoir de revoir Yvonne. Il revient devant chez elle un an après, pour essayer de l’apercevoir. Sans succès. Un an après, encore, il apprend qu’elle est mariée. L’annonce de la naissance de la fille d’Yvonne de Quièvrecourt, en 1909, le met au désespoir. Il attend huit longues années avant de la revoir, à Rochefort, grâce à son ami Jacques Rivière et par l’intermédiaire de la sœur de la jeune femme. Il est serein : «Je ne veux pas qu'on me plaigne. Je n'ai pas eu, je n'ai jamais eu d'amour malheureux. Je suis émerveillé encore après huit ans, et malgré ma douleur, de ce que m'a accordé Yvonne de Galais. Il y a eu la destinée contre nous, voilà tout.»
Entre-temps, en 1910, Alain Fournier a une liaison avec une jeune modiste, Jeanne Bruneau. Il rompra deux ans après, expliquant plus tard dans sa Correspondance : «J'ai fait tout cela pour me prouver à moi-même que je n'avais pas trouvé l'amour.»
Le 16 mai 1913, Alain Fournier et Yvonne de Quiévrecourt vont enfin se retrouver, grâce à Jacques Rivière qui a appris que les parents de la jeune fille habitaient près de chez lui, à Rochefort. Leurs dernières rencontres ont lieu dans les jardins de la marine. Le 16 mai, ils marchent à nouveau ensemble, s’assoient sur un banc, restent sur une prudente réserve. En la quittant, elle lui offre «avec amitié» sa main gantée de blanc. Le lendemain, Alain Fournier joue sans conviction au tennis, quand son ami lui annonce «qu’elle est là». Cette fois, leur conversation est beaucoup plus enjouée. Ils se livrent un peu, partagent leurs souvenirs, leurs projets. Elle le questionne joyeusement : «Qu'est-ce que vous écriviez ? Dans le tramway. Je me le suis souvent demandé. Je vous voyais griffonner, griffonner…». Il lui répond, mystérieux : «Je vous le montrerai, un jour…». Elle rit follement aux plaisanteries du jeune homme. Ils se revoient à nouveau le lendemain. Elle commente les revues qu’il lui a fait porter. Elle revient l’après-midi avec ses deux enfants, de 2 et 4 ans, qu’il fait monter sur ses genoux… Son mari est au courant de ces entrevues.
Il lui remet une lettre écrite neuf mois auparavant, dans laquelle il la conjure de ne pas l’abandonner, «comme jadis, plus, tout seul sur un pont de Paris, sans l'espoir de jamais [le] retrouver». Il la regarde lire la lettre, rougir, replier la lettre et la lui rendre, la gorge nouée, sans pouvoir prononcer un mot. Elle accepte qu’il lui envoie un exemplaire dédicacé “Marie-Claire”, le livre de son amie Marguerite Audoux. «Au nom de l’amitié», précise-t-elle. Mais elle lui confie aussitôt que, trois ans auparavant, traversant une passe difficile, elle a beaucoup songé à lui. Ils doivent se quitter. Alain Fournier part, désespéré par «l'amitié que vous m'avez donnée et dont il va falloir que je sache me satisfaire...». Il lui enverra un exemplaire du Grand Meaulnes. Elle ne répond pas, même si Jacques Rivière lui annonce qu’il l’a rencontrée, avec sa mère et qu’elles lui ont exprimé «des monceaux de félicitations».
Le trouvant amer, Jacques Rivière lui reproche d’être «injuste à l'égard d'Yvonne de Quièvrecourt. Je trouve qu'elle t'a donné le maximum de ce que tu pouvais espérer et au delà. Elle t'a montré et m'a montré tout ce que tu représentais pour elle, et si elle n'a pas fait plus, c'est qu'elle ne pouvait.». Leur relation s’achève par une dernière carte envoyée par Alain Fournier le 14 mars 1914. Le 1er août, Alain Fournier est mobilisé et rejoint le front. Le 22 septembre, il disparait avec toute sa compagnie sur la commune de Dommartin-la-Montagne, dans le secteur des Eparges. En novembre 1991, son corps et celui de ses 20 camarades de combat sont retrouvés dans une fosse commune et exhumés.
Illustrations : Assemblée Nationale, Wikipedia, Livre de Poche.
Pour en savoir plus, lire cette page écrite par Jean-Pierre Galtier, très documentée, où j'ai puisé beaucoup de détails.