“Les Contemplations” paraissent en six livres publiés en 1856 et connaissent un succès retentissant, alors que Victor Hugo est en exil à Guernesey. Ce succès lui permettra d’acheter, d’aménager et de meubler à son goût sa résidence Hauteville House. Si la plupart des poèmes ont été écrits entre 1841 et 1855, les plus anciens datent de 1820. En préambule, Hugo définit son œuvre : «Qu'est-ce que les Contemplations? C'est ce qu'on pourrait appeler, si le mot n'avait quelque prétention, les Mémoires d'une âme (…). C'est l'existence humaine sortant de l'énigme du berceau et aboutissant à l'énigme du cercueil. C'est un esprit qui marche de lueur en lueur en laissant derrière lui la jeunesse, l'amour, l'illusion, le combat, le désespoir, et qui s'arrête, éperdu, au bord de l'infini.»
Cette œuvre magistrale est un recueil de souvenirs, d’évocations des heures joyeuses et de ressassement des moments tristes, de réminiscences de la douceur du passé et de la dureté du temps qui passe, d’odes attendries à la nature, à ses amours anciennes :
Moi, seize ans, et l'air morose;
Elle vingt; ses yeux brillaient.
Les rossignols chantaient Rose
Et les merles me sifflaient.
Au fil des vers, on y frôle la mort, le deuil, la souffrance. Il fouaille la plaie douloureuse de la séparation, comme dans ce poème écrit dans l’église Saint-Paul, le jour du mariage de sa fille. Des lignes qui sentent la résignation :
Ici, l'on te retient; là-bas, on te désire.
Fille, épouse, ange, enfant, fais ton double devoir.
Donne-nous un regret, donne-leur un espoir,
Sors avec une larme! Entre avec un sourire!
Léopoldine et Charles Hugo.
Le souvenir de sa fille adorée et la nostalgie des jours heureux filtrent dans une dizaine de poèmes, sur les 156 que contient le recueil :
Dans le frais clair-obscur du soir charmant qui tombe,
L'une pareille au cygne et l'autre à la colombe,
Belles, et toutes deux joyeuses, ô douceur!
(Mes deux filles, 1842)
Composée à l’occasion du décès d’un enfant, cette Epitaphe, écrite cinq mois avant la disparition de Léopoldine, suinte la prémonition du malheur qui l’attend :
Il vivait, il jouait, riante créature.
Que te sert d'avoir pris cet enfant, ô nature?
(Epitaphe, Mai 1843)
Et puis vient “Pauca Meae” (“Quelques vers”), où sa peine éclate sans retenue. Lui, l’obséquieux croyant pas peu fier de savoir nommé poète, intercesseur entre Dieu et les mortels, ne se gêne pas pour apostropher son créateur :
Si ce Dieu n'a pas voulu clore
L'œuvre qui me fit commencer,
S'il veut que je travaille encore,
Il n'avait qu'à me la laisser!
Il n'avait qu'à me laisser vivre
Avec ma fille à mes côtés,
Dans cette extase où je m'enivre
De mystérieuses clartés!
(Trois ans après, novembre 1846)
Au bord des larmes, Hugo n’arrive pas à se faire à cette disparition, injuste, incomprise, invivable :
Oh! Que de fois j'ai dit : «Silence ! Elle a parlé!
Tenez ! Voici le bruit de sa main sur la clé !
Attendez! Elle vient! Laissez-moi, que j'écoute!
Car elle est quelque part dans la maison sans doute!»
(IV, Jersey, Marine-Terrace, 4 septembre 1852).
Il se laisse aller à la tristesse, au regret de l’avoir laissée partir, à la culpabilité de ne pas l’avoir protégée :
Peut-être, livide et pâlie,
Dit-elle dans son lit étroit :
«Est-ce que mon père m'oublie
Et n'est plus là, que j'ai si froid?»
Doux ange aux candides pensées,
Elle était gaie en arrivant...
Toutes ces choses sont passées
Comme l'ombre et comme le vent!
(V, Villequier, 4 septembre 1844).
Chambre de Léopoldine, au Havre.
Son ami Alphonse Karr ayant raconté -sans aucune preuve- que Charles Vacquerie s’est laissé mourir avec sa femme, quand il a vu qu’il ne pourrait la sauver, Hugo se raccroche à cette vision d’espoir, qui réhabilite à ses yeux son «gendre ennuyeux», et rend moins cruelle la mort de Léopoldine. Il lui dédie même un poème :
Oh! Quelle sombre joie à cet être charmant
De se voir embrassée au suprême moment,
Par ton doux désespoir fidèle !
La pauvre âme a souri dans l'angoisse, en sentant
A travers l'eau sinistre et l'effroyable instant
Que tu t'en venais avec elle !
(A Charles Vacquerie, Jersey, 4 septembre 1852)
Il admoneste encore Dieu, le trouve décidément bien insensible :
Je sais que vous avez bien autre chose à faire
Que de nous plaindre tous,
Et qu'un enfant qui meurt, désespoir de sa mère,
Ne vous fait rien, à vous!
(A Villequier, 4 septembre 1847)
Sa foi vacille. Face à Dieu qui lui commande de poursuivre son œuvre, il hausse les épaules, comme on le fait devant quelqu’un qui ne se rend pas bien compte :
Vous voulez que j'aspire encore
Aux triomphes doux et dorés!
Que j'annonce aux dormeurs l'aurore!
Que je crie : «Allez! Espérez!»
Puis, lentement, il se résigne, il accepte la volonté immanente après l’avoir ébranlée de toute la force de ses mots. Scrutant en vain la Seine à Villequier (ci-contre), accablé, il finit par s’incliner devant le mystère de la vie et l’absurdité de l’existence. Mais les sanglots ne sont jamais bien loin :
Aujourd'hui, moi qui fus faible comme une mère,
Je me courbe à vos pieds devant vos cieux ouverts.
Je me sens éclairé dans ma douleur amère
Par un meilleur regard jeté sur l'univers.
Seigneur, je reconnais que l'homme est en délire,
S'il ose murmurer;
Je cesse d'accuser, je cesse de maudire,
Mais laissez-moi pleurer!
(A Villequier, 4 septembre 1847)
Le poète un peu hautain achève son chemin de croix. Le vicomte couvert d’honneurs s’humanise alors et entend soudain la clameur de la douleur des hommes, ses proches, ses semblables. Il crie : «Homo sum» (je suis un homme). Plus rien de ce qui est humain ne lui sera étranger. Il ressent, il porte, il soutient, il glorifie la peine du monde. Il peut dire qu’il sait de quoi il parle : il a perdu un frère, devenu fou, un parrain (Victor Fanneau de Lahorie, celui qui lui a donné son prénom), fusillé par Napoléon, un aîné mort tout bambin, sa fille chérie engloutie par les eaux, ses deux fils arrachés encore jeunes à la vie, sa cadette enfermée à vie à l’asile…
Que notre vie arrive à la difformité,
La laideur de l'épreuve en devient la beauté.
(Les Malheureux – A mes enfants - Septembre 1855)
La mort ne le quitte plus, mais il la tient à distance. Il reprend en main son destin en changeant de route. Il n’a pas seulement subi : il a appris.
Écoutez-moi. J'ai vécu; j'ai songé.
La vie en larmes m'a doucement corrigé.
(Paris, juin 1846)
Le 25 septembre 1846, Victor Hugo revenait à Villequier (ci-contre, le bourg) pour la première fois. Un mois plus tard, le jour la Toussaint, il écrivait “Elle avait pris ce pli…”, à la nostalgie presque romantique:
Et dire qu'elle est morte! Hélas! Que Dieu m'assiste!
Je n'étais jamais gai quand je la sentais triste;
J'étais morne au milieu du bal le plus joyeux
Si j'avais, en partant, vu quelque ombre en ses yeux.
Le 3 septembre 1847, avec le “Demain, dès l’aube” qui coule de sa plume, il ne se laisse plus aller au sentimentalisme :
Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et, quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
Le temps a passé. La douleur est intacte. Mais Hugo sort de l’épreuve, transformé. Après les Contemplations, les Misérables porteront encore quelques fruits de cet épisode terrifiant. Le fantôme de Léopoldine flotte sur les traits de Cosette, soumise à la tyrannie des Thénardier. Cosette terrorisée, qu’on force à sortir chercher de l’eau la nuit, à l’heure où revenants glacés, ombres maléfiques et esprits malins hantent les abords du foyer :
En ce moment, elle sentit tout à coup que le seau ne pesait plus rien. Une main, qui lui parut énorme, venait de saisir l’anse et la soulevait vigoureusement. Elle leva la tête. Une grande forme noire, droite et debout, marchait auprès d’elle dans l’obscurité. C’était un homme qui était arrivé derrière elle et qu’elle n’avait pas entendu venir. Cet homme, sans dire un mot, avait empoigné l’anse du seau qu’elle portait. Il y a des instincts pour toutes les rencontres de la vie. L’enfant n’eut pas peur.
Cosette, que Jean Valjean, figure hugolienne rassurante, modèle de probité grimé en vagabond, vient cette fois arracher aux griffes du néant.
Retrouvez les épisodes précédents de “La clarté de son âme”
Episode 1
Episode 2
Episode 3
Sources : Les Contemplations, Les Misérables /Victor Hugo
Illustrations : reconstitution de la chambre de Léopoldine et Charles au Havre/Musée Victor Hugo-Villequier, Cosette/Emile Bayard, DR