En octobre 1846, en voyage en Espagne, Dumas fils apprend que Marie Duplessis est au plus mal. Il écrit une lettre pour lui demander son pardon. Il n’aura pas de réponse. Il retourne en France début 1847. Soignée par des charlatans qui profitent de sa faiblesse et de ses deniers, Marie Duplessis vit ses derniers instants. Elle donne des instructions pour son ensevelissement, et recommande de retarder le plus possible l’annonce de son décès. «On me laissera ainsi plus longtemps dans ma maison !» On fait venir le prêtre qui dit la prière des agonisants et se régale d’un jambon à 2 francs, dûment noté dans la comptabilité…
Elle meurt le 3 février 1847, à 23 ans. Ses obsèques ont lieu à la Madeleine, à 50 m de chez elle . Le 10 février, à Marseille, Dumas fils apprend la terrible nouvelle. Il retourne à Paris et assiste à l’exhumation du cadavre de Marie, en compagnie de Perregaux, qui fait transférer les restes dans la concession à perpétuité qu’il vient d’acheter. Cette scène atroce sera relatée dans “La dame aux Camélias”.
«Sa mort fut une espèce d'événement : on en parla pendant trois jours, et c'est beaucoup dans cette ville.», constate l’écrivain Jules Janin, qui préface le livre. Toujours sans le sou, Dumas fils flaire alors la bonne affaire : une femme entretenue, des soupirants riches et nombreux, l’adultère, l’amour incompris, la maladie, la mort, un témoin oculaire direct… tous les ingrédients du succès sont là. L’auteur anonyme de “Un anglais à Paris”, chroniques parisiennes bien informées de l’époque, en est convaincu : «Je crois fort que la première idée de son roman lui fut (plus) suggérée par la sensation que causa sa mort à Paris que par les relations éloignées qu’il avait eues avec elles.»
En juin 1847, Dumas fils s’enferme quatre semaines dans une chambre de l’hôtel du Cheval Blanc à Saint-Germain-en-Laye pour écrire “La dame aux Camélias”, qui paraît en 1848. C’est un roman à clé. Gaston R***, c’est Eugène Dejazet, l’ami de Dumas fils. N** est visiblement Perregaux. «Le duc » est Stackelberg, G***, Agénor, Prudence est Clémence Prat. L’auteur, lui, se met en scène, plus ou moins consciemment, dans trois personnages :
- L’amant/Armand Duval : c’est “Adet”, jeune homme cédant à son désir et à sa générosité. Dans la réalité, le seul amant que Marie semble avoir aimé sincèrement, ce n’est pas lui mais Edouard de Perregaux.
- Le narrateur : c’est Dumas fils, l’écrivain qui aspire à la renommée, que le roman va lui apporter.
- Le père d’Armand Duval : il a pris pour modèle non pas son père, qui se moque de cette liaison comme de sa première plume d’oie, mais ceux d’Edouard de Perregaux et d’Agénor de Gramont, qui sont intervenus pour mettre fin au scandale, surtout parce qu’ils ne veulent plus effacer les ardoises laissées par Marie. En réalité, sans le savoir, il se dépeint tel qu’il deviendra plus tard, bourgeois moralisateur perclus d’honneur.
Publié un an après le décès de Marie, le livre est un énorme succès, car il met en scène des événements qui viennent de se produire, sur fond de révélation de mœurs scandaleuses, de dépravation et de détails morbides. Avec “La dame aux camélias”, cette demi-mondaine qui revendique sa liberté et son indépendance et rejette les contraintes matrimoniales de l’époque, le bourgeois joue à se faire peur et se délecte des détails salaces. Surfant sur le succès, Dumas fils va écrire une pièce qui sera jouée au théâtre du Vaudeville, à l’endroit même où il dit avoir rencontré Marie Duplessis !
Le rideau se lève devant une salle comble, le 2 février 1852, 3 mois après le coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte. Le lendemain, Dumas fils écrit à son père : «Grand, grand succès ! Si grand que j’ai cru assister à la première représentation d’un de tes ouvrages !» Magnanime, le ventripotent Dumas père lui répond : «Mon meilleur ouvrage, c’est toi».
Théophile Gautier (ci-contre) s’extasie: «Marie Duplessis a enfin la statue que nous réclamions pour elle». Sapés comme des milords, canne et chapeau à la main, les anciens soupirants se précipitent pour essayer de se reconnaître dans la distribution. Le Comte de Gervilliers est l’un deux : cet amoureux transi s’était fait éconduire fermement par Marie quand Eugène et Alexandre se sont présentés chez elle, le premier soir. Il ne s’offusque pas de se faire ridiculiser par le jeu de l’acteur qui joue son rôle. Il s’éprend même de l’actrice principale, Eugénie Doche (“la belle Doche”, ricanent les journalistes) et sortira ruiné de leur relation…
Armand Duval est joué par Charles Fechter, et Dumas fils est obligé de reconnaître qu’il est un amoureux plus convaincant qu’il ne l’était ! Clémence Prat, l’ancienne entremetteuse de Marie, tiendra son propre rôle de Prudence dans les représentations de 1859. Bon coup marketing, mais mauvaise distribution, car elle joue comme un pied... Le personnage de Marguerite Gautier sera joué plus tard par la grande Sarah Bernhardt, pourtant déjà quarantenaire.
En 1853, Giuseppe Verdi, qui a vécu une histoire similaire de son côté, achète les droits et crée la Traviata (“La dévoyée”), devenu depuis un des classiques du répertoire de l’opéra. Même s’il finira académicien, “La dame aux camélias” sera le seul et unique chef d’œuvre de Dumas fils. On aurait pu croire que le succès l’aurait changé. Hélas, en vieillissant, il se mua en défenseur insupportable de la morale publique. Il tenta même de faire passer ses obsessions de père la pudeur dans le jeu des acteurs. Dénoncer l’adultère et le désordre dans les familles ne l’empêchera pas de tomber amoureux à 60 ans d’une jeunette de 40 ans moins âgée que lui. L’ombre de Marie, probablement. Comme disait Rivarol, «La punition des hommes qui ont trop aimé les femmes, c’est de les aimer toujours».
La petite paysanne de Nonant entre dans la légende. Elle laisse à ceux qui l’ont fréquentée le souvenir de ses grandes qualités. Même éconduits, ses anciens soupirants lui sont reconnaissants de l’avoir connue et louent sa discrétion et sa délicatesse. Elle a toujours ménagé leurs susceptibilités, y compris entre eux, ne les mettant jamais dans l’obligation de régler leurs différents à coup d’épée ou de révolver. Et malgré sa notoriété, elle est restée prodigue avec sa famille.
Alexandre avait beau jouer les amants purs et désintéressés, il voulait avant tout en faire une femme convenable, vertueuse, vouée à la servitude et au seul désir du mari. “L'anglais à Paris” a encore le mot juste : «Alphonsine Plessis aurait pu, à cette époque, se créer l'existence la plus paisible; elle aurait pu, comme tant d'autres demi-mondaines l’ont fait depuis, s'acheter une maison de campagne, rentrer dans “les sentiers de l'honneur”, avoir son banc à l'église, faire des visites au curé, prolonger sa vie par cette calme monotonie des jours, et mourir en odeur de sainteté : mais, malgré son désir passionné de vivre, toute sa nature se révoltait contre cet exil volontaire.»
"Des camélias pour Alphonsine". Retrouvez les notes précédentes :
Episode 1
Episode 2
Illustrations : Nadar/Théophile Gautier, La Traviata/Festival d'Avenches/Service de presse, DR
Sources : Une courtisane romantique/Johannès Gros, La Dame aux camélias/Alexandre Dumas, Vansam, Albert Dresden/Un anglais à Paris.