« Demain dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne.
Je partirai…»
Mon copain Gaudineau déclame sa récitation devant la classe de CM1. Le maître a dit qu’il mettrait une meilleure note à ceux qui mimeront la poésie du père Hugo. Alors Gaudineau se lâche. Il lève la tête, le regard perdu, cherchant un ange céleste : «Vois-tu, je sais que tu m’attends…». Longeant l’estrade, l’air grave, les yeux baissés, les mains croisées derrière le dos, il soliloque avec emphase : «Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées…» Il met le doigt sur son oreille : «… sans entendre aucun bruit…». Sa main en visière au dessus de ses yeux, il ne distingue «ni l’or du soir qui tombe, ni les voiles au loin descendant vers Harfleur». Malgré la lumière matinale, le crépuscule descend presque sur la salle de classe. On entend les mouettes voler. Arrivé dans le petit cimetière, il pousse la porte imaginaire et ses pas font crisser le gravier. Il se baisse pour déposer sur la tombe «un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.» Je revois mon dessin sur mon cahier de récitation, avec un homme de dos, en noir, et une sorte d’arc en ciel aux couleurs bien découpées, entourant un soleil rouge sang.
J’ai repensé à tout cela en arrivant au cimetière de Villequier, là où est enterrée Léopoldine Hugo, la “Didine” chérie de Victor Hugo. Raconter son histoire me coûte beaucoup. Et pas seulement parce que je ne sais pas dans quelle rubrique la mettre : “Ecrivains amoureux”, tant Hugo aimait sa fille, au point de ne plus pouvoir écrire une ligne pendant trois ans après son décès ? “C’est trop con”, quand je découvre les détails du drame, et cette accumulation incroyable de coups de pouce tragiques qui le précèdent ? Surtout, je ne peux revoir cette scène de la récitation sans éprouver une douleur indéfinissable. Je ne sais pourquoi, mais là se joue une partie de ma vie. Il faudra bien le raconter un jour. En attendant, place à Léopoldine.
Il y eut d’abord Léopold, fils aîné né le 16 juillet 1823, décédé le 10 octobre. Pleuré, mais pas tant que ça, car le nourrisson était chétif et son décès attendu. Adèle Foucher-Hugo retombe enceinte, et Hugo se réjouit : «Tout nous porte à croire que Léopold est revenu !» Ainsi chargée des mânes de son frère aîné et des espoirs de ses parents, Léopoldine pousse son premier cri le 28 août 1824. Viendront ensuite, dans l’ordre, deux fils, Charles et François-Victor, et une autre fille, Adèle. Cette dernière sera la seule qui survivra à son père. Devenue folle dès 1863, elle séjournera 43 ans dans des asiles d’aliénés.
“Didine” est chérie, adorée, choyée. C'est peu dire. Elle a juste un an lorsque ses parents l’emmènent en voyage avec eux, dans les Alpes, à Chamonix. Au retour de ce voyage, en septembre 1824, elle gazouille ses premières paroles. L’un de ses premières lignes d’écriture est assez émouvante : «Maman Getaim de Touit Monicoe», pour «Maman, je t’aime de tout mon cœur», calligraphié au dos d’une série de dessins réalisés en janvier 1831 par les enfants de la famille. A huit ans, elle entre dans un externat de jeunes demoiselles, place des Vosges (à l’époque place Royale), tout près du domicile familial. Puis deux institutrices viennent lui donner des cours à demeure, traitement de faveur quand ses frères subissent le circuit normal.
A la maison se succède le gratin des arts et des lettres du temps, venu faire un brillant salon chez le maître de la poésie : Musset, de Nerval, Lamartine, Sainte-Beuve, Alexandre Dumas, Berlioz, Lizst, Rossini, la font sauter sur leurs genoux et s’attendrissent au fier bonheur du père… Léopoldine observe ce tourbillon mondain, va au bal et au spectacle, assiste aux pièces de théâtre écrites par son père, l’aide en copiant ses œuvres. Son regard, son fameux regard noir, grave et attentif «reflétait la clarté de son âme» dira son père, rétrospectivement. L’été, elle passe ses vacances jubilatoires au château des Roches à Bièvres, dans la propriété des Bertin (ci-contre), écrivain ami de Hugo. Très pieuse, sa communion à Fourqueux est un grand moment dans l’histoire de la famille. A 14 ans, elle est externe au cours Boblet. Et déjà, les considérables obligations d’Hugo, son labeur écrasant et ses élans sexuels éloignent peu à peu les époux.
Adèle Foucher se console dans les bras de Sainte-Beuve, adversaire acharné d’Hugo, ce qui met ce dernier en rage. Léopoldine qui rêve d’une vie moins agitée et plus romantique, sent confusément qu’elle demeure un trait d’union entre son père et sa mère. Elle s’inquiète de l’attitude de son père, qui a quitté sa mère pour Juliette Drouet : «Maman pleure quelquefois, en pensant qu’elle n’est pas avec toi. N’oublie pas ta petite fille, petit père, et viens avec nous qui t’aimons tant.» Ce n’est pas une intellectuelle : ses résultats scolaires sont honnêtes, mais elle ne brille qu’en musique. Ses dons ne la portent pas vers les idées mais vers les êtres et les choses. Elle préfère l’intuition à l’intelligence, le réel à la contemplation. Et plus Hugo contemple cette âme simple, plus il ressent ses propres défauts, plus sa propre impureté lui saute aux yeux. A chaque retour au foyer, la présence rassurante de sa fille est, pour Hugo, la garantie de la permanence de la vie. Sa mère lui enseigne les choses pratiques qu’une fille de bonne famille doit savoir, et entretient avec elle une complicité, une entente et une intimité parfaites. Vient déjà le temps du premier amour.
Illustrations : Ingres/Bertin aîné, Adèle Hugo/Léopoldine lisant, DR
Sources : Correspondance/Léopoldine Hugo, Jean-Marc Hovasse/Avant l'exil.