J'aurais dû être expert. Depuis que je regarde cette série américaine, j'ai découvert ma vraie vocation. Ça n'a pas l'air trop tuant comme job. Les flics en question ne risquent pas de se prendre une balle perdue, vu que leurs apparitions dans les bas quartiers se comptent sur les doigts de la main d'un manchot. Normal, ils bossent au labo, avec des blouses blanches et des lunettes anti-projections. Ils passent leur temps à regarder dans des microscopes. Ils sont juste armés de cotons-tiges, avec lesquels ils étalent des liquides bizarres sur des métaux improbables. Ça réagit, ça fait des bulles et de la fumée jaune. Et après ils en déduisent que le meurtrier s'appelle Ramon, qu'il nous a fait une petite carie à 7 ans et demi et qu'il mange tous les midis des tacos dans un tex-mex de Flamingo road. Je suis scié. Trop fort, la déduction. Moi, même ma fille de 10 ans me ridiculise au Uno. C'est pour vous dire comme nos Sherlock Holmes de Vegas ont de la marge.
Bon, parfois, ils en font un peu trop, c'est vrai. Le dernier épisode que j'ai vu, ils étaient deux devant l'agrandissement d'un objet où on voyait assez nettement "Los Angeles", écrit à l'envers. Et nos deux zigotos faisaient semblant de se poser des questions sur la signification cachée du message. A un moment, celui qui avait l'air d'être le chef a dit : «Fais une rotation à 180° sur Photoshop». Le coup de génie ! Je vous le donne en mille, on a vu quoi en gros ? Los Angeles ! C'est à ça qu'on reconnaît le chef... C'est celui qui dit ce que personne n'ose dire tellement ça a l'air con. Regardez autour de vous pour vous en convaincre.
Evidemment, comme dans toutes ces séries, il y a la visite d'un enquêteur fédéral envoyé par Washington. Une taupe dans l'équipe a dénoncé le foutoir qui règne à la photocopieuse ou la surconsommation de la machine à café. Aussi affable qu'un crotale souffrant d'une tendinite, notre incorruptible a pour mission de mettre fin à la gabegie. Et il a les pleins pouvoirs. Il a accès aux dossiers professionnels des enquêteurs. Mais il connaît aussi les petits travers personnels de chacun: «Vous n'aviez pas un verre dans le nez à la dernière réunion de parents d'élèves ? Les témoins sont formels.... Vous n'avez pas piqué un Mars dans le sac de goûter de votre copain, quand vous étiez louveteau ?» Autant de faits troublants qu'il suffit de rappeler pour que l'agent sur le grill commence à perdre ses moyens. Du coup, il est à deux doigts d'avouer que c'est bien lui qui joue aux dames avec les dosettes Nespresso. Au lieu de résoudre les énigmes hyper trapues qu'on dépose sur son bureau tous les matins. Comme déchiffrer "Los Angeles" écrit à l'envers.
En même temps, je relativise : être expert, ça n'a pas que des avantages. Pour tout dire, c'est même pénible de fréquenter un expert. Quand vous lui offrez un café, l'expert garde la tasse sans rien dire, file aux toilettes et prend vos empreintes digitales en vaporisant dessus un spray bizarre. Ça peut toujours servir pour vous confondre, si on découvre un jour votre chef étranglé avec le cordon de son ipod. S'il vous voit fumer, il récupère sournoisement vos mégots dans le cendrier et les tamponne avec du papier buvard. Hop, une petite recherche dans les fichiers des assassins de vieilles dames. Et c'est le couloir de la mort assuré si ça matche avec l'empreinte de lèvres sur ce verre trouvé sur la scène de crime du fameux carnage de Twain avenue, en 1957.
Au restaurant, au moment de partir, l'expert ne paie pas : il ramasse discrètement les miettes sur la nappe et les met dans un sac plastique scellé par du scotch rouge. Et il écrit dessus "Evidence", avec l'heure, la date et l'endroit. On ne sait jamais, des fois que la soirée dégénère en quadruple meurtre à la hache dans Maslow Park. Et si vous vous retrouvez au lit avec un(e) expert(e), vous n'aurez pas le temps de savourer ses exploits : à peine satisfait, il ou elle fait vos poches pendant que vous dormez du sommeil du juste. Histoire de voir si vous n'auriez pas conservé par-devers vous un listing piraté de Cleastream, avec vos clés d'appart et la liste des courses.
Mais tout ça, c'est du cinéma, je le sais bien. Ça ne se passe même pas à Vegas. Les épisodes sont tournés quasi entièrement en studio à Hollywood. Quelques scènes extérieures, pour donner le change et le tour est joué. Tout le reste se passe au même endroit. Pas besoin de se fatiguer. Les acteurs enchaînent les prises. Il faut juste ne pas se tromper de studio. Sinon, on se retrouve à jouer son texte dans une autre série, c'est ballot.
On voit parfois apparaître un acteur d'une série dans une autre série. A Hollywood, ils appellent ça un cross-over. Il paraît que c'est une trouvaille scénaristique. Moi je suis sûr que c'est parce que les acteurs se trompent de porte. J'ai vu ça une fois : Anthony LaPaglia, l'acteur qui joue Jack Malone (FBI portés disparus), est apparu dans "Les Experts à Las Vegas". Une trouvaille scénaristique... Mais bien sûr ! En réalité, LaPaglia est arrivé un matin à la bourre et il n'a pas trouvé de place sur le parking. Il a donc garé sa voiture un block plus loin. Un peu énervé, il a confondu les portes de studio. Jaunes, les portes de studio de FBI, Tony, jaunes ! Comme c'est un pro, il a fait comme si de rien n'était et il a improvisé : il a inventé une visite à la police scientifique, pour les besoins de son enquête en cours. Tout le monde a fait comme si. A la fin de la prise, il est reparti chez lui, cool Raoul. Acteur, voilà un job sympa, tiens. J'ai raté ma vocation.
Illustrations : CBS, In mémoriam/Dreamcatcher