Je l'ai bougé plusieurs fois, ce piano enclumesque. Il me fallait alors une bonne concentration et une savante combinaison de biceps et de deltoïdes pour arriver à le bouger de quelques millimètres. J'imaginais la débauche d'énergie qu'il allait falloir dépenser pour sortir cette bestiole du salon, traverser l'appartement avec, passer sur le palier, lui faire descendre deux escaliers, arriver sur le perron, descendre trois marches, le rouler sur des pavés inégaux, puis le monter dans un camion et le caler au bon endroit.
Mais Bébert et Mimile sont des artistes. Le temps d'entourer la bête dans une couvrante grise, de la sangler comme si elle avait gagné un tour dans Space Mountain, de cracher dans leurs mains et hop, c'était parti. Dressé sur chant, le monstre a été dompté en moins de deux : au lieu de ruer dans les brancards, il s'est posé doucement sur une planche à roulettes. Tiré par la sangle, comme par une laisse, il a traversé l'appart en dix secondes, sagement, penaud même. Arrivé à l'escalier, les deux mastards l'ont remis sur ses pieds. L'un des deux costauds s'est passé une des sangles sur les épaules. L'autre a agrippé le piano sans sangle, juste avec ses mains, et il a descendu les deux étages A RECULONS ! En 30 secondes, c'était plié, ils étaient en bas. Re-planche à roulettes, plus grosses cette fois, plan incliné par ci, roule roule roule sur les pavés, plan incliné par là, hop hop hop, le piano était déjà dans le camion. Un, deux, trois, et toc, il était posé sur une étagère, une sangle autour. Crrrr, crrrr, crrrrrrrr, un coup de tendeur, au revoir monsieur, ravi de vous avoir connu, mais on n'est pas d'ici...
Je m'apprêtais à m'agenouiller dans le sable de l'arène, à applaudir des deux mains, à saluer bien bas les toréros, à leur hurler des hourras et des vivats, à les embrasser, à les couvrir de monceaux de roses, à leur accorder les deux oreilles et la queue... Mais c'est là qu'est intervenu un événement d'une magnitude de 9,5 sur l'échelle de la lâcheté humaine. Un badaud s'approche, l'air enjoué, et me demande «C'est un Pleyel ?». Je lui répond «Non, non, c'est un piano anglais» et quelques phrases de circonstances. Le temps d'essayer de me rappeler où j'avais déjà vu cette tête de rat musqué. Et bing, ça me revient. C'est le prototype de l'emmerdeur qui pousse dans chaque copropriété parisienne. Le cancrelat qui hurle dès qu'on fait mine d'essayer de se garer sur les trois places de parking réservées à son entreprise, située dans la cour.
Quand c'est une femme, de préférence enceinte et chargée de courses de Monop, le gravos sort en poussant des hurlements qui terrorisent la parturiente (*) jusqu'à ce qu'elle renonce à se simplifier la vie, au risque de perdre les eaux en portant ses packs de 6 Vittel. Quand c'est un homme normalement constitué, mais tout seul, notre terreur des acariens apparaît avec trois collègues pour agonir d'injures le contrevenant. Quand c'est moi, dont il a expérimenté à maintes reprises le caractère sanguin et vindicatif, il reste prudemment au chaud et vocifère derrière la vitre à isolation phonique de son bureau. Ce qui me permet d'admirer ses dents en or blanc et la pluie de postillons qui s'abat sur le malheureux carreau sans défense. Et quand je déboule avec deux déménageurs, qui se sont garés là, tout à l'heure, sous son nez, sans susciter la moindre réaction de sa part, vu leurs carrures de déménageurs (c'est le cas de le dire, ah ah...), le voilà qui sort demander la marque du piano! Je serais venu avec David Douillet, nul doute que cette figure de fifre se serait empressé de me donner le portable de sa femme (la sienne, pas celle de Douillet...) et 200 € pour monter le champagne dans la chambre du Campanile de son bled paumé, après la partie de jambes en l'air.
J'ai pris sur moi, je n'ai rien dit. J'ai serré la main de mes deux Jean Valjean en salopette et chaussures de sécurité. Puis je suis remonté chez moi. A l'emplacement du piano, juste un rectangle grisé de poussière collante avec quelques moutons posés dessus, un bout de plastique genre kinder surprise, un trombone, une pince à cheveux... A la place de l'angoisse du départ qui m'étreignait encore quelques minutes auparavant, rien qu'une impression de grand vide, renforcé par la résonance nouvelle de la pièce. J'ai aspiré toute cette saleté avec mes rêves d'interprétation et les souvenirs de chansons braillées au dessus de cet instrument, les soirs de beuverie.
(*) Je me suis fait gentiment incendier par différentes personnes, qui m'ont rappelé en substance que la parturiente est par définition une personne en train d'accoucher. Et qu'elle peut difficilement se balader dehors à ce moment-là avec ses clés de voiture et des packs d'eau minérale. J'en prends acte volontiers et je serais vigilant à l'avenir, quand j'accoucherai moi-même d'une autre note, s'il me prenait l'idée de réutiliser "parturiente" à tort et à travers.