On imagine que le choix d'atomiser en une fraction de seconde des dizaines de milliers de personnes inconscientes du danger, et d'en irradier mortellement autant, tant qu'on y était, on imagine que ce choix fut pris après mûre réflexion, et en fonction de considérations hautement stratégiques, dégagé de tout sentimentalisme... C'est ce que je pensais, avant de consulter récemment des archives américaines déclassifiées. Si si, j'ai vraiment accédé à des archives top secrètes. Enfoncé, Wikileaks. C'est donc l'occasion d'écrire un nouvel épisode de ma rubrique "C'est trop con" : comment la lune de miel d'un général et des nuages capricieux sauvèrent Kyōto et Kokura de l'anéantissement et décidèrent du sort funeste d'Hiroshima et de Nagasaki.
Projet Manhattan : c'est le nom de code donné au projet américain destiné à concevoir, tester et réaliser la première bombe atomique, pendant la Seconde Guerre Mondiale. Employant 130 000 personnes, le projet coûta la bagatelle de 2 milliards de $ de l'époque. Réunissant des scientifiques de haute volée, il était dirigé d'une main de fer par le général Leslie Groves (ci-dessus, avec Oppenheimer), colosse à cou de taureau diplômé de Harvard, descendant de huguenots français établis aux Etats-Unis. Outre des positions conservatrices extrêmes, il était doté d'un caractère rigide et peu porté sur la rigolade. A la surprise générale, il s'était adjoint pour ce projet les compétences intellectuelles du scientifique Robert Oppenheimer, déjà repéré outre-Atlantique pour ses prises de position communistes.
Le premier test d'une bombe au plutonium, à qui on avait donné le nom de Gadget, eut lieu le 16 juillet 1945 dans le désert de Jornado del Muerto (Nouveau-Mexique). L’explosion, d'une étrange beauté graphique (ci-contre) dégagea une force équivalente à 21 000 tonnes de TNT. Impressionné par cette puissance phénoménale, Oppenheimer, qui avait des lettres, salua l'exploit en citant un extrait du Bhagavad-Gita : «Si l'éclat de mille soleils à la fois devait irradier le ciel, ce serait comme la splendeur du Tout-Puissant ...». Son adjoint, Kenneth Bainbridge, fut nettement plus caustique : «A partir de maintenant, nous sommes tous des fils de putes».
Avant même cette première explosion, les 10 et 11 mai 1945, le comité des objectifs du projet Manhattan s'était réuni à Los Alamos (Etats-Unis). Il s'agissait de choisir les cibles du territoire nippon à pulvériser dans les plus brefs délais. Ce comité regroupait notamment le général Groves, patron du projet, le capitaine Parsons et J. R. Oppenheimer. Les villes en question furent classés en trois groupes :
- AA : prioritaires en raison du grand nombre de cibles militaires et d'une population importante, étendue sur plus de 3 miles,
- A : moins prioritaires, car disposant de moins de cibles stratégiques, mais pouvant quand même être sévèrement endommagées par un bombardement,
- B : villes peu susceptibles d'être attaquées avant le mois d'août, dernier mois à la météo clémente, avant la dégradation caractéristique du climat nippon. Donc vraiment si on n'avait rien d'autre à se mettre sous la dent.
Publiées ici, les minutes des réunions de ce Comité (ci-dessus) permettent de se faire une idée des échanges passionnants qui émaillèrent ces belles journées de printemps. Le choix de chaque ville-cible était justifié par des arguments imparables, parmi lesquels les vies humaines n'entraient pas en ligne de compte. On avait ainsi éliminé les cités qui avaient été déjà durement bombardées, non pas par excès de bonté, mais pour éviter de gâcher de l'argent en pulvérisant des tas de pierres... La première liste de cités répondant à ces critères fut diffusée à quelques personnalités triées sur le volet, selon la rigoureuse procédure de confidentialité en vigueur. L'idée était d'avoir une ville cible et deux cibles alternatives.
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