Résumé du précédent épisode. Sous le nom de code "projet Manhattan", les Américains développent la bombe atomique. Les militaires US comptent l'utiliser dans la guerre en cours avec le Japon. Reste à déterminer quelles villes seront détruites.
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La première liste publiée par le Comité des Objectifs du projet Manhattan était la suivante :
- Kyōto
Surnommé la ville des temples, la ville était connu pour son patrimoine historique fabuleux, mais aussi pour aussi pour son immense centre urbain et industriel. Détruire Kyōto, mégalopole d'un million de personnes, permettait de frapper un grand coup, au sens propre et au sens figuré, comme l'expliquait crânement le comité des Objectifs. La tradition intellectuelle de la ville ne devait pas être une excuse pour flancher mais au contraire une bonne raison pour frapper. A l'origine top secret, le compte-rendu de la réunion de l'époque est déclassifié et disponible sur Internet. Ce qui nous permet d'apprécier l'inimitable prose des galonnés yankees : «Kyōto présente l'avantage d'avoir des habitants bien éduqués, donc à même d'apprécier l'importance de l'arme en question...». Ce qui était un peu crétin comme argument, car pulvériser les intellectuels par milliers ne devait pas aider ces derniers à mieux saisir toute la finesse des intentions des bombardeurs. Mais passons. On attribua donc à Kyōto la note AA. Yeeeessss !
- Hiroshima
Ce centre industriel de première importance était stratégique, car il assurait la défense terrestre du sud du Japon. La ville était une cible idéale, en raison de sa population nombreuse et dense, et aussi parce «que les collines environnantes amplifieraient les effets de souffles destructeurs», explique le comité. Mais la présence d'une rivière n'en faisait une cible où les incendies seraient faciles. La note AA était donc, néanmoins, amplement méritée dans l'esprit des membres du Comité.
- Yokohama
Si cette ville industrielle avait été peu bombardée jusqu'ici, elle présentait le désavantage d'avoir un énorme plan d'eau au beau milieu, qui séparait bêtement les cibles, et surtout une défense anti-aérienne assez gratinée, à même d'impressionner les courageux mais pas téméraires pilotes de B-29. Noté A, la ville fut finalement enlevée de la liste. On lui réserva un lot de consolation : le matin du 29 mai 1945, des bombardiers dotés d'un simple armement conventionnel ne tuèrent que 8000 personnes...
- Kokura
Son arsenal militaire en faisait un morceau de choix. Elle n'avait toutefois pas la dimension des précédentes, pour que sa destruction soit jugée comme psychologiquement efficace aux yeux des membres du Comité. Mais bon, on la gardait sous la main si on ne pouvait bombarder Hiroshima et au cas où Kyōto serait dégradé dans la liste (note A).
- Niigata
Plateforme de transfert stratégique entre Tokyo et la Mer du Japon, elle pouvait faire l'affaire, si on n'arrivait pas à détruire correctement les autres. Mais vraiment si on insistait... (note B)
- Le palais impérial à Tōkyō
L'idée de piler l'empereur du Japon, et la ville impériale par la même occasion avait bien germé dans les têtes de membres du Comité. Mais l'intérêt stratégique de la destruction de la bicoque d'Hiro Hito n'apparaissait pas dans toute son évidence. Et puis là, il fallait des validations politiques, qui amenèrent le courageux comité à se défausser («Any action for this bombing should come from authorities on military policy»). En outre, les défenses aériennes et les avions basés dans le coin étaient suffisamment redoutables pour faire réfléchir les pilotes américains les plus endurcis.
Plébiscité par le comité, le sort de Kyōto semblait donc scellé. Mais c'était compter sans un petit défaut humain dans la cuirasse du secrétaire américain à la Guerre de l'époque, Henry Stimson (ci-dessus), dont l'avis comptait énormément aux yeux du président Roosevelt puis de son remplaçant Truman. Petit retour en arrière. En 1893, Stimson, encore jeune avocat fraîchement diplômé d'Harvard, épouse Mabel Wellington White. Nos deux tourtereaux partent roucouler en voyage de noce. Où ça ? On ne souffle pas. Mais oui, bien sûr, au Japon, à Kyōto ! Un peu plus de 50 ans plus tard, quand il apprit qu'on souhaitait vitrifier la ville qui avait servi de décor sensuel à ses ébats nuptiaux, Stimson (qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à Groucho Marx) manqua d'en avaler son monocle : il raya immédiatement d'un trait de plume la ville des temples de la liste.
C'est vrai que sinon, ça la foutait mal. Vous imaginez Stimson, après-guerre, en train de montrer l'album photo de son mariage à des amis, un verre de Brandy à la main : «Et alors là, c'est moi et Mabel à Kyōto. Ah, quelle belle ville, des hôtels fabuleux, des gens charmants... Avec cette bougresse de Mabel, on a goûté à toutes les spécialités locales, vous voyez ce que je veux dire... ». Les amis : «Oh Henry, c'est charmant, on va y aller en vacances. Donnez-nous des bonnes adresses !». Stimson : «Euh, le tourisme, ça va pas être possible. Par contre, dans l'immobilier, il y a de l'avenir : tout est à refaire...» Bref, Kyōto fut sauvé de l'anéantissement à cause des scrupules de ce grand émotif. On la remplaça par Kokura avec comme back-up Nagasaki, port et centre industriel important, d'un intérêt stratégique plus mineur, mais qui n'avait pas eu la chance d'abriter les galipettes d'un futur ministre pendant sa lune de miel.
Lire le dernier épisode : Une veine de Kokura (3)
Lire le précédent épisode : Une veine de Kokura (1)