Résumé des épisodes précédents : Epargnée le 6 août grâce à une météo clémente sur Hiroshima, Kokura est en tête de liste du prochain bombardement atomique.
Le matin du 9 août, soit à peine trois jours après la destruction d'Hiroshima, le bombardier Bockscar décolla, emportant une bombe au plutonium encore plus puissante, Fat Man, avec comme objectif principal Kokura, et en cible de remplacement, Nagasaki. Ce qui est étonnant, c'est la proximité des bombardements. Le second était programmé, que le Japon ait capitulé ou pas. Truman, le président américain, n'était d'ailleurs pas chaud pour ce nouveau massacre à grande échelle, après avoir vu les photos de celui d'Hiroshima. Le secrétaire au Commerce de l'époque, Henry Wallace, note dans son Journal qu'il n'aimait pas l'idée de tuer «tous ces enfants»...
Mais le général Leslie Groves fit comme s'il n'avait rien entendu : l'ordre d'atomiser avait été donné, les détails (une ville, deux villes...), c'était son problème et pas celui des politiques. Le projet Manhattan était en, effet, devenu une hydre surpuissante, tenue d'une main de fer par Groves : il faudra de longs mois pour qu'on se décide enfin à le remettre sous le contrôle des civils.
L'escadre mortelle était en route vers Kokura. Il était convenu d'un point de rendez-vous de Bockscar, qui emportait la bombe atomique, avec deux autres avions, Great Artiste (en français dans le texte) et Big Stink (je vous fais grâce de la traduction...). Deux autres B-29 envoyés devant en éclaireur rendirent leur verdict, «All is clear over Kokura», synonyme de feu vert pour une exécution de masse imminente. Au même moment, Charles Sweeney, le commandant de Bockscar, faisait des ronds dans le ciel, en attendant ce lambin de Big Stink ramène son lard au point de rendez-vous. Il ne savait pas que le B-29 en question, chargé des prises de vue, avait pris du retard au décollage (on avait débarqué un des passagers qui n'avait pas de parachute), avant d'être malmené dans un orage qui avait occasionné des feux de Saint-Elme impressionnants sur les moteurs.
Déjà en retard de 30 minutes, Sweeney décida, au bout de 40 minutes d'attente, de rejoindre Kokura, qu'il atteint 30 minutes plus tard. Ce délai d'attente joua un rôle énorme : entre-temps, une masse de nuages et de fumées, due à de récents bombardements de l'Air Force, s'était formée au-dessus de la ville. Après trois passages, on décida d'abandonner Kokura pour filer vers Nagasaki. Inconsciente du drame qui se tramait au-dessus d'elle, la ville échappa donc une seconde fois à la mort atomique, cette fois grâce à une couverture nuageuse providentielle. Et donc aussi à cause d'un passager étourdi.
Pendant ce temps, le bombardier Bockscar commençait à donner des signes de panne d'essence imminente. La route de retour fut recalculée vers la base la plus proche, Okinawa. Et on décida que si Nagasaki était également embrumée, on annulerait la mission, et on ramènerait Fat Man à Okinawa, quitte à balancer cet encombrant colis à la baille, si ça tournait mal. Vers 11 heures du matin, un des B-29 de l'escadre mortelle largua trois instruments de mesure attachés à des parachutes au dessus de Nagasaki. Les instruments contenaient également une copie d'une lettre destinée au professeur Ryokichi Sagane, physicien nucléaire de l'Université de Tokyo.
Ecrite par Luis Alvarez, un de ses anciens copains de Berkeley, où Sagane (ici avec Alvarez) avait étudié la fission atomique, cette lettre lui demandait instamment de prévenir le public des dangers monstrueux de la bombe.
«... En tant que scientifiques, nous déplorons l'usage qui est fait de cette belle découverte. Mais nous pouvons vous assurer que si le Japon ne se rend pas immédiatement, cette pluie de bombes atomiques augmentera en intensité...»
(Ce message, jeté tel une bouteille à la mer, ne sera retrouvé qu'après la Guerre et remis en mains propres au professeur Sagane. On peut voir un de ces messages au musée de Nagasaki).
Les nuages étaient abondants sur Nagasaki. Mais à 11h 02, une trouée dans la formation nuageuse décida Sweeney à larguer sa bombe atomique. 43 secondes plus tard, la détonation eut lieu à égale distance des deux usines Mitsubishi de la ville. Une température soudaine de 3900° et des vents de plus de 1000 km/heures causèrent la mort instantanée de 60 à 80 000 personnes.
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Epilogue
L'expression "veine de Kokura", deux fois sauvée du carnage par la météo, n'est pas entrée dans le langage courant japonais. Pas plus que la "chance de Kyōto", d'ailleurs. On se demande bien pourquoi... Divisée en Kokura nord et sud, la cité rescapée est aujourd'hui un quartier central de la ville de Kitakyūshū.
By the way, pendant mes recherches, je suis tombé sur un document amusant (enfin, tout est relatif, sur un sujet aussi terrible) : dans une réunion avec Truman et Stimson (l'homme qui avait épargné Kyōto parce qu'il y avait passé sa lune de miel), ce dernier traite De Gaulle de «psychopathe». Venant de la part de gens qui venait de décider l'anéantissement d'Hiroshima, ce qualificatif ne manquait pas de sel... Truman lui répondit qu'il était d'accord. Mais Stimson n'osa pas rendre public son point de vue, malgré une nuit passée à y réfléchir, car il pensait que ça serait sûrement bien vu par l'opinion américaine, mais que l'opinion française risquait, en revanche, de se mettre comme un seul homme derrière le général. Une nuit blanche pour penser à la France et à De Gaulle : ce Stimson était décidément un grand sentimental.
Une veine de Kokura (1) : comment les villes japonaises à atomiser ont été choisies
Une veine de Kokura (2) : comment Kyoto, en tête de liste, a échappé miraculeusement à la destruction
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Documentation
- National Security Archives : un lien avec tous les documents sur la préparation, la réalisation et le suivi des bombardements atomiques
- Témoignages de survivants d'Hiroshima
- Minutes du “Target Committee” des 10 et 11 mai 1945
- Histoire de la lettre d'Alvarez à son ami Sagane
- Photos : Wikipedia, DR