Il me vient toujours des idées de changement radical à l'occasion d'événements les plus inattendus. J'ai décidé de quitter l'enseignement en allant ouvrir une maison de vacances à des gens qui la louaient à ma famille. En mettant la clé dans la porte, en plein mois de juillet, je me suis dit que je ne ferai plus jamais la rentrée scolaire. Et j'ai tenu parole. Va savoir ce qui se passe dans ma tête à ce moment. Un espèce de déclic, un court-circuit, je ne sais pas, c'est un mystère. Mais à partir de ce moment-là, tout devient possible.
Alors, quand j'ai découvert que le tuyau d'évacuation de la machine à laver était bouché de chez bouché, j'ai senti que j'allais prendre une autre décision qui allait tout changer. Le temps de déverser une bonbonne de Destop dans la plomberie récalcitrante et de laisser tout ça glouglouter à gros bouillons caustiques, je me suis dit que j'irais voir un coach dans les plus brefs délais. Car je souffre d'un défaut de comportement agaçant : je prends la mouche plus rapidement qu'un caméléon surentraîné. Il ne faut pas me chercher longtemps, on me trouve avec quelques mots clés bien choisis. Enfoncé, Google.
Le délinquant sénile qui me marche sur le pied dans le bus, surtout sans le faire exprès, s'expose à une bordée d'injures aussi pittoresques que revigorantes. Plus dru, y a pas. Ça tombe comme une giboulée de grêle à Gravelotte. Celui qui manque de m'écraser sur un passage clouté (alors que je suis au vert piéton) se prend une leçon de littérature comparée dans sa tronche de cake aux raisins secs. Celle qui me confond avec un paillasson dans une réunion reçoit un retour croisé de fond de court façon Capitaine Haddock tennisman. Je me dis depuis longtemps que je devrais soigner ce trait de caractère de cochon. Et puis là, comme ça, à cause d'un bouchon pâteux de cheveux et résidus de lessive, voilà que je file illico à mon ordi trouver la personne qui pourrait éradiquer définitivement cet obstacle à la socialisation moderne.
Et me voilà quinze jours plus tard dans le bureau de Garance, blonde décolorée et coach certifiée, experte en gestion des conflits. Il fait bon, la lumière dégouline des toits par la fenêtre est ouverte. Un souffle de vent d'été gonfle doucement les voilages. Un piano de voisin joue allégro (ma non troppo, donc c'est cool). Le fauteuil rouge moelleux dans lequel je me détends et le décolleté pigeonnant de Garance ajoutent des notes de quiétude qui me pousseraient à l'endormissement béat si le compteur qui tourne n'affichait déjà un bon 150 € bien tassé. «Il est temps d'entrer dans le vif du sujet, mon gars», me dis-je à part moi, si je ne veux pas finir énervé et ruiné.
«Le problème, c'est que je ne sais pas quoi répondre quand je me sens agressé. Les gros mots, ça vient plus vite que les mots normaux
«Il suffirait peut-être de changer de langage, déjà.
«Ben aidez-moi à trouver les bons mots
«C'est à vous de les trouver en vous...
Je reste stoïque comme un Horse-Guard de la Reine sous une pluie de crachat hooliganesque. Pourtant, il n'y a rien qui m'énerve plus qu'on me dise que je doive trouver les choses en moi. Les choses en moi sont par définition en moi, et elles ne sortent pas comme ça, juste parce qu'une femme aux yeux noisettes claque dans ses doigts French manucurés.
«Oui, mais il me faut un catalyseur pour me lancer, quelques phrases types pour prendre les bonnes habitudes
«D'accord, faisons un dialogue. Racontez-moi une situation de la vie courant qui vous horripile. La plus simple possible, vous savez, chez le boulanger, à la poste, au travail...
On est bien parti pour jouer à la marchande... Je mémorise mentalement un menhir de Carnac, histoire de garder un calme marmoréen malgré la furieuse envie de lui demander d'arrêter de me prendre pour une burne d'âne bâté. Je me terrifie d'arriver à garder une telle contenance. Ça doit être le traitement qui opère déjà. Je me lance :
«Eh bien, à la Poste, dans la file, il y a quelqu'un qui me passe devant.
«Et vous réagissez comment ?
«Je lui demande s'il ne veut pas non plus que je lui remplisse ses recommandés et que je lui colle ses timbres.
«Vous êtes fougueux... Est-ce si important que ça, au fond ?
«Ben oui, je vois pas pourquoi j'attendrais 5 minutes de plus à cause d'un grossier malpoli...
«Dites-lui simplement «Monsieur, je suis avant vous». Sans arrogance ni agressivité. Juste avec fermeté.
Elle sait au moins ce que c'est qu'un bureau de poste, la Garance qui habite boulevard de Beauséjour ? A quoi je pourrais penser, histoire de ne pas monter sur mes grands chevaux emballés et l'entraîner derrière moi en la tirant par les cheveux, tout le long de la rue du Ranelagh ? Je me reconcentre en fixant les moulures de son plafond haussmannien et je propose une répartie lexomilienne en diable, histoire d'anesthésier la polémique postale dans l'œuf.
«Je peux aussi lui dire «Je vous laisse passer, à charge de revanche.»
Je n'en pensais pas un mot, mais tant qu'à jouer les modèles de civilité, autant le faire à fond.
«Parfait !
«Ou aussi, je laisse tomber, et j'attends un peu plus, c'est pas un drame...
«Excellent !
Je suis à fond. Le prix d'interprétation masculine, ça va être du gâteau...
«Vous qui êtes derrière moi dans la file, passez devant aussi. Allez-y, c'est mon jour de bonté..
«Oh, Oh ! N'en faites pas trop !
«Si, si, d'ailleurs, c'est la fête, tout le monde me passe devant. J'ai tout mon temps. Tenez, voilà mon portefeuille, servez-vous !
«Vous êtes un garnement ! Mais vous êtes sur la bonne voie. Ça deviendra vite une habitude. Bon, on se revoit dans une semaine ? Vous me raconterez vos progrès ?».
Garnement... Elle a dit le mot magique. Se faire traiter de garnement m'a rendu tout flapi. Quand elle m'a tendu la main pour me saluer, j'ai cru que j'allais manger dedans. J'étais devenu sa chose, son objet, son toutou. Je me sentais prêt à affronter les différends à venir avec une zénitude de lama tibétain paraplégique.
Il n'y a pas eu de retour en deuxième semaine. Mes bonnes dispositions ont volé en éclat en bas de l'immeuble. En descendant, je suis tombé sur deux fliquettes désœuvrées en train d'aligner mon scoot. Y a pas de mot, un tel coup du sort. Ça vous fout la cabane sur le chien. J'ai bien essayé le coup de la maîtrise des nerfs appris quelques minutes auparavant. Mais les deux fonctionnaires ont été raides comme des coups de trique. Elles n'ont pas réagi quand je leur ai dit que j'étais un garnement de me garer comme ça, sur le trottoir. Mais elles ont failli m'ajouter une convocation pour outrages quand je leur ai dit «J'ai tout mon temps. Prenez mon portefeuille et servez-vous !»