La salle d’attente des urgences du CHU de Caen était pleine de brancards. Un dimanche après-midi classique. Perte de connaissance, fracture du col du fémur, accident de la route. Il y avait un adolescent anglais qui s’est fait une énorme entorse. Il était avec son père et son frère, tous deux éberlués par cette promiscuité de grabataires et perdus dans un système hospitalier déconcertant. Moi, je fais partie des accidentés saisonniers. En mai et juin, les hommes sortent les tondeuses à gazon ou montent sur les toits réparer les dégâts de l’hiver.
On m’a transporté dans une coquille, avec une minerve. Les pompiers ont appelé du renfort pour me soulever à cinq. Les infirmiers des urgences, des grands costauds, s’y sont mis à cinq pour me retourner sur le dos sans dommage. Mon champ de vision est passé du sol au ciel. Des enfilades de couloirs vers la radio, je ne vois que les fluos des plafonds. On laisse différents services vers la droite ou la gauche : “Traumatologie”, “Orthopédie”, “Neurochirurgie”... Pas de “Sortie”, apparemment.
La radiologue est le genre de femme à qui on ne réplique pas. Quand elle me demande de passer de mon brancard à la table de radiologie, je m’exécute en me tortillant sur le dos. Je ne comprends pas pourquoi les pompiers se sont décarcassés à me soulever avec mille précautions. Elle doit être au courant de mon état, ça me rassure. Je hurle quand même, mais c’est parce que je dois être douillet. De retour aux urgences, on me communique le diagnostic : fracture et tassement de la vertèbre L1. Ce sont les pompiers qui avaient raison : pas bouger.
J’ai fait le malin, au début. Il n’y a vraiment pas de quoi, quand on prend des risques inconsidérés, et qu’on tombe d'un toit en ayant le choix entre la pelouse et la petite chaise. Je me lavais presque tout seul, je mangeais dans le lit en position presque assise, j’ai même lavé mes pieds. Au bout de deux jours, on m’a demandé de me calmer. Maintenant, on me lave, on m’habille, je bois mon café au lait avec une paille, la tête sur le côté. J’ai juste le droit de conserver ma pudeur en me réservant la “petite toilette”.
Les infirmières de nuit alternent : 2 jours, 3 jours, 2 jours… Celles qui m’avaient accueilli le dimanche soir étaient des pros. Deux belles femmes d’une cinquantaine d’années, posées, fermes et rassurantes. Elles ont passé un peu de temps avec moi, ont rangé mes affaires, m’ont bordé… La nuit suivante, un autre duo a pris le relais. Quand je sonne, elles me parlent à l’interphone de la chambre. Condamné à l’immobilité, je veux des choses très banales : me laver les dents, remonter ma couverture... Je me fais sévèrement enguirlander. Je dois les déranger : des soins à faire, une séance de mots fléchés, allez savoir. Je veux une tisane ? Et puis quoi encore ? Je ne les vois qu’une fois à 21h30. Ensuite, on part pour la nuit qui dure jusqu’à 7 heures du matin. Le retour de mes deux infirmières du dimanche, deux soirs plus tard, sonne comme une délivrance. Une tisane ? Bien sûr ! Dans un bol ou dans une tasse ?
Tout le petit monde de l’hôpital discute en travaillant. Je les entends parler au dehors de la chambre : «Salut Jacky, t’as une mine insolente !», «Annick, y a une perf qui est finie en 304», «Viens on va lui faire sa toilette. C’est une pile électrique, celui-là…». Quand elles entrent dans la chambre, elles continuent à discuter en s’occupant de moi. «J’ai voulu changer avec Monique, pour qu’elle ait deux jours de suite de repos. Elle a dit non. Qu’est-ce que ça peut lui faire ?» «Ma Twingo démarre plus. C’est Jean-Michel qui m’a amenée…» Je suis là, j’écoute, je regarde, comme un petit enfant qui suit les conversations des grands.Mon portable est mon lien avec mes amis, ma famille, le boulot. Ça m’occupe et pendant ce temps-là, je ne pense pas à me lever. Je suis en train de téléphoner quand une infirmière entre sans mot dire, me colle une seringue à piston sur le ventre et m’expédie une dose d’anticoagulant vite fait bien fait. Ça me brûle, je pousse un cri. Mon correspondant me demande ce qui se passe. «Je viens de me prendre une piqûre dans le bide…». La veille, une jeune infirmière était entrée avec une sorte de pistolet qu’elle m’a collé sur la tempe. J’ai eu un geste de défense. C’était pour me prendre la température dans l’oreille.
Le meilleur moment de la journée, c’est le matin. J’ai macéré toute la nuit sur le dos, dans la sueur, les draps froissés, dans le creux du matelas formé par le poids de mon corps. Avec quelques gouttes d’urine en supplément, car il n’est pas facile de pisser entièrement allongé, même dans un Urinal. A 10 heures après mon petit déjeuner, mes médocs qui calment la douleur, je suis lavé, séché. On change mes draps et ma taie d’oreiller en me roulant doucement d’un côté sur l’autre. On change mon T-shirt, mon slip, on me borde. Je suis dans des draps frais. Je ne bouge plus, je suis bien, même avec un corset. Je comprends les sourires des bébés qu’on vient d’emmailloter.
Comme je ne dois pas bouger, on ne me met pas sur un brancard quand je dois aller faire une radio. On emmène carrément mon lit. Je suis transporté dans le lit-voiture de Gaston Lagaffe, c’est très jouissif. Le lit est très lourd, même sur roulettes. L’infirmier est un hercule barbu. Arrivé dans l’espace devant les six ascenseurs qui encadrent le palier, il met le lit en rotation d’une poussée et le lâche, comme on le fait avec un chariot de supermarché. Je vois les fluos au plafond qui tournent en rond. Puis il me récupère quand le lit arrive en face de bon ascenseur. Ce costaud est un artiste.
Elle est entrée nettoyer ma chambre. Elle scrute de son regard noir, et cherche le contact des yeux, tout en passant la serpillère. Comme je suis coincé sur le dos, je ne la vois qu’un peu à gauche et à droite. Le reste est en angle mort. Je lui raconte mes petits bonheurs et malheurs de la semaine… Je sens son empathie, réelle. Elle dit «Il faut regarder, il se passe toujours des choses…» J’ai soulevé un œil, signe d’un profond intérêt… «Moi, je regarde, je discute, j’essaie de comprendre ce que je vois. Et le soir, j’écris tout ça dans un cahier. Depuis des années. Mon mari me dispute. Il me dit «Encore à écrire tes trucs…» Il ne comprend pas, mais moi, ça me fait du bien… Je suis à la retraite dans cinq mois. Je mettrai tout ça au propre…» Je suis fasciné par cette petite femme simple, profonde. Je lui dis qu’elle devrait ouvrir un blog pour faire partager tout ça. «Oh, je devrais. Mais je ne sais pas taper. Je préfère encore mes cahiers. » Je veux bien lui acheter les droits, quand je serai debout.
Je suis transporté en neurochirurgie. Tout est propre, pimpant, rangé, organisé. Les infirmières sont cools, gentilles et pleines d’humours. Les neurochirurgiens sont des beaux gosses barbus ou des jeunes blondes magnifiques, blouses ouvertes. Tous mûrs pour tourner un film. J’ai changé d’univers. Quel dommage que je ne sois pas venu ici plus tôt. Pour moi, ça sent la fin, je suis content, je vais rentrer à Paris. L'ambulance vient me chercher demain, mon voyage immobile tire à sa fin… Je suis seul, pas pour longtemps. Arrive un autre patient sur un brancard. Depuis quinze jours, il a des maux de tête épouvantables, à se taper la tête contre les murs. Il a aussi un strabisme divergent qui s’est formé récemment. Il vient de passer un scanner. Sa famille vient le voir. Sa femme pleure. Ses filles le rassurent. Il a de quoi être angoissé : abcès ou tumeur, ce méchant agglomérat qu’on a détecté dans son cerveau ? Il doit passer une IRM. Beaucoup de médecins viennent le voir, on se prépare pour une intervention, selon les résultats. Il me dit qu’il a 46 ans. Il sait que l’issue peut être fatale. «Que ça marche ou que ça rate, je m’en fous. Il faut qu’on m’opère. J’ai trop mal».
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