Andrea Bocelli est aveugle. Vous le saviez ? Moi pas, juré. A chaque fois que je l’ai vu en train de chanter, j’ai été frappé par ses paupières closes, sans savoir que c’était les conséquences malignes d’un glaucome dévastateur qui lui fit perdre la vue quand il avait 12 ans. Pour moi, c’était de la timidité. J’en étais encore persuadé récemment en le voyant sourire gauchement dans cette vidéo. Regardez bien, ça se passe quand les spectateurs applaudissent au final du fameux «Con te, partiro», quand la voix et l’orchestre changent de registre à l’unisson et nous emportent avec eux à la tierce. Son sourire d’enfant a l’air de nous dire «C’est beau, n’est-ce pas ?».
Ignorant sa cécité, j’imaginais qu’il se concentrait sur sa chanson, cherchant au fond de lui-même des vibratos pour sublimer sa tessiture de ténor (même s’il faut bien reconnaître que son phrasé est parfois surprenant). Cette posture me faisait penser aux chanteuses de fado, retranchées, séparées de nous comme par un drap, derrière leurs cils charbonneux. Ne pas voir le public, laisser juste s’élever la voix, rauque et presque chevrotante, aller au plus profond, inverser son regard, le plonger au tréfonds de son cœur, crocheter les émotions à l’état pur, les ramener à la surface, les offrir aux autres par la magie d’une mélodie… Telle la chanteuse portugaise Misia. Partiro… Comme lui, comme vous, et surtout maintenant, je partirais bien. Mon sac est prêt, l’aube est là, l’air est vif, on le boirait. L’estomac noué, le petit déj’ qui vous caille sur le jabot, enquiller la route d’un bon pas, tout droit vers son mystère. Il y a quelque chose au bout, mais en attendant, c’est la promesse qui nous enchante. La fraicheur du bitume, la rosée couvrant encore les chemins poudreux. L’odeur rassurante d’un diesel qu’on fait tourner pendant qu’on charge le coffre. La masse endormie d’un train Corail en bout de quai, collé à ses tampons graisseux. Le sifflement assourdissant des réacteurs, les vapeurs de kérosène écœurantes apportées par le vent dans le matin blême, sous la lumière orange des projecteurs. Passeport, gros livres qui tiennent tout le voyage, sandwich au jambon ramolli, coca éventé, tomates en capilotade, œufs durs écrasés, casquette à l’envers, gilet serré autour de la taille, café bu dans des tasses en carton…Toutes ces images s’envolent avec chaque départ et se bousculent à nouveau quand le prochain se profile. Mais il en est d’uniques : celles des retours à l’improviste. Jamais mon cœur n’a battu aussi fort que lorsque les circonstances me faisaient revenir quand on ne m’attendait pas. Les parterres étaient plus fleuris, l’air et le ciel plus purs, ma foulée plus énergique, mon sac plus léger. Je surprenais la vie dans ses moments intimes. La terre retournée des jardins sentait l’humus des bois, fécondée et enrichie par la nuit finissante. C’était le matin, un de ces matins d’été chauds et gris, après l’orage. Les voisins mettaient leurs draps à la fenêtre, battaient les tapis, arrosaient à la fraiche les légumes des potagers, en tirant l’eau à la pompe.
Certains me saluaient, interloqués de me voir revenir chez moi de si bonne heure, un sourire chaleureux au visage. La maison de mes parents avait encore les volets fermés pour contenir l’étuve de juillet, que la pluie nocturne avait tout juste atténuée. De grosses gouttes d’eau orageuses, à peine tombées, déjà évaporées, avaient vrillé des trous dans la poussière de l’allée. J’arrivais après le petit déjeuner, tout était déjà rangé. On était surpris et content de me revoir. On me laisserait dormir la journée, en se demandant bien d’où j’arrivais et ce que j’avais bien pu faire pour être aussi exténué. La route, maman. Juste la route.