Je pourrais regarder cette «Liberté guidant le peuple» pendant des heures. La femme aux seins nus, son visage de profil, sa sensualité extravertie et son fusil à la main, entrainant fermement à sa suite ces hommes aux visages inquiets. Le gamin à droite, Gavroche paradant avec ses deux pistolets et sa cartouchière probablement volée aux soldats du Roi. Le jeune homme au chapeau, incarnation du héros romantique des Trois Glorieuses. Les cadavres de soldats au premier plan, dont l’un est à moitié dénudé (on dépouillait vite fait les morts au combat, à cette époque). Le personnage de gauche, que certains identifient comme Delacroix lui-même… sans garantie. La barricade qu’on enlève, Notre-Dame de Paris au fond (Hugo a tous les ingrédients de ses futurs Misérables). La date (1830), sur un bout de bois, avec la signature de Delacroix…
J’aime sincèrement cette époque, où triomphaient de nouveau les idées républicaines, après les frasques de l’Empire et la première Restauration débilitante. J’adore cette mode, ce chapeau haut-de-forme, ces cravates nouées, ces chemises blanches à jabot, ces redingotes noires, ces pattes à la Louis-Philippe… Raison de plus pour vous raconter une histoire qui se déroule dans ce cadre tumultueux qui aurait saturé Twitter, tant il s'y passait de choses. C'est l'histoire d’Evariste Galois, jeune mathématicien dont on fêtera le bicentenaire de la naissance en 2011. Il est né en effet le 25 octobre 1811 à Bourg-la-Reine, dans une maison située à l’emplacement actuel du n°51 avenue du Général Leclerc.
Son destin est hors du commun. Un destin où la dérision joue un rôle considérable, où la fulgurance de son intelligence sans égal se confronte aux sordides menées de la bêtise la plus crasse. C’est l’histoire d’un jeune homme à la trajectoire météorique, d’un génie dont l’éclat ne brilla au firmament que bien des années après sa disparition. Ne nous leurrons pas, cependant : la vision de sa lutte inégale contre la conjuration des imbéciles comporte une bonne part de romantisme exacerbé.
Ce garçon si prometteur connut une mort aussi idiote que brutale. C’est ce qui m’a inspiré le cri désormais fameux «C’est trop con !» qui alimente en partie ce blog, quand on sait les folles espérances qu’il portait en lui. Il en était parfaitement conscient lui-même : la veille de mourir à 20 ans, il écrivait une lettre à son ami Auguste Chevalier, en lui confiant ses travaux : «Après cela, il y aura, j'espère, des gens qui trouveront leur profit à déchiffrer ce gâchis.» Je précise d'emblée que je ne connais rien aux mathématiques, et que je m'intéresserai donc davantage aux péripéties de sa vie. Je ferai un point précis sur les recherches passionnantes qui sont menées pour éclaircir les circonstances de ses dernières heures. Et j'essaierai d'apporter ma propre pierre à cette recherche.
Remontons à son enfance. Acquis aux idées de la Révolution, son grand-père avait fondé à Bourg-la-Reine un pensionnat de jeunes gens, institution laïque qui avait fait son chemin face aux écoles religieuses. Jusqu’à obtenir une certaine renommée parmi les établissements de l’Empire, sous la houlette du père d’Evariste, Nicolas-Gabriel Galois. En 1815, pendant les 100 jours, ce dernier est nommé maire de la commune, poste qu’il conservera même après Waterloo et jusqu’à son décès tragique, dont nous reparlerons également plus tard.
C’est la mère d’Evariste, Adélaïde-Marie, femme cultivée et passionnée, qui se charge de l’éducation de son fils jusqu’à ses douze ans, l’imprégnant d’un enseignement classique (latin, grec, rhétorique…), teinté de distance avec la religion. De cette femme «intelligente, généreuse, originale, voire un peu bizarre», Evariste va hériter ses principaux traits de caractère. Paul Dupuy, directeur de l’Ecole Normale et biographe de référence de Galois, a rencontré les dernières personnes de son entourage encore vivantes plus de soixante ans après. Il évoque un garçon «sérieux et aimable, grave et affectueux», qui composait des poèmes à l’ancienne mode pour égayer les fêtes de famille. En 1823, son départ pour le collège Louis-Le-Grand, où il entre en quatrième, va laisser un grand vide dans sa famille.
Louis-Le-Grand est alors une institution austère qui bouillonne des affrontements de son époque : légitimisme exaspérant de la direction contre idées libérales fermentant chez une bonne partie des élèves. C’est la dernière année du règne de Louis XVIII, l’impotent, qui va bientôt mourir en pourrissant littéralement vivant, à l'image de son régime. Bientôt viendra l’avènement de Charles X, le dévot qu'on soupçonne d'être évêque. Evariste assiste à des révoltes silencieuses ou bruyantes qui vont marquer durablement son esprit, lui qui n’a connu que les enseignements édifiants dispensés par sa mère. Ainsi, en 1824, les élèves refusent de chanter à la chapelle ou gardent ostensiblement le silence quand M. Berthot veut porter un toast au roi. Vexé comme un pou, ce proviseur à la poigne de fer met à la porte des dizaines de mutins.
Evariste Galois, qui a sauté deux classes, obtient d’excellents résultats en 4e et en 3° (en même temps, si on avait viré une grande partie des élèves, c’est un peu normal…). Mais son accessit au Concours général, en version grecque, le classe parmi les élèves les plus doués. C’est en seconde que les choses commencèrent à tourner au vinaigre : il se lasse du gavage répétitif qui tient lieu d’instruction publique pour la jeunesse de l’époque. Sa santé étant défaillante, le nouveau directeur, M. Lahorie, ancien chouan, jésuite rond mais un peu borné, en profite pour proposer son redoublement de préférence au passage en 1ère (classe de rhétorique, juste avant le bac de l’époque), pour raffermir ses résultats et renforcer sa maturité. Le père d’Evariste refuse (c'est pas maintenant que ça arriverait, des trucs comme ça, tiens...), mais ce dernier doit néanmoins retourner en seconde, quelques mois après la rentrée de septembre 1826. Et c’est là qu’il s’inscrit au cours de mathématiques de M. Vernier, décision qui constitue le tournant de son existence. (A suivre)
Illustrations : Wikipedia, Delacroix, anonyme (coll. Dupuy).
J’aime sincèrement cette époque, où triomphaient de nouveau les idées républicaines, après les frasques de l’Empire et la première Restauration débilitante. J’adore cette mode, ce chapeau haut-de-forme, ces cravates nouées, ces chemises blanches à jabot, ces redingotes noires, ces pattes à la Louis-Philippe… Raison de plus pour vous raconter une histoire qui se déroule dans ce cadre tumultueux qui aurait saturé Twitter, tant il s'y passait de choses. C'est l'histoire d’Evariste Galois, jeune mathématicien dont on fêtera le bicentenaire de la naissance en 2011. Il est né en effet le 25 octobre 1811 à Bourg-la-Reine, dans une maison située à l’emplacement actuel du n°51 avenue du Général Leclerc.
Son destin est hors du commun. Un destin où la dérision joue un rôle considérable, où la fulgurance de son intelligence sans égal se confronte aux sordides menées de la bêtise la plus crasse. C’est l’histoire d’un jeune homme à la trajectoire météorique, d’un génie dont l’éclat ne brilla au firmament que bien des années après sa disparition. Ne nous leurrons pas, cependant : la vision de sa lutte inégale contre la conjuration des imbéciles comporte une bonne part de romantisme exacerbé.
Ce garçon si prometteur connut une mort aussi idiote que brutale. C’est ce qui m’a inspiré le cri désormais fameux «C’est trop con !» qui alimente en partie ce blog, quand on sait les folles espérances qu’il portait en lui. Il en était parfaitement conscient lui-même : la veille de mourir à 20 ans, il écrivait une lettre à son ami Auguste Chevalier, en lui confiant ses travaux : «Après cela, il y aura, j'espère, des gens qui trouveront leur profit à déchiffrer ce gâchis.» Je précise d'emblée que je ne connais rien aux mathématiques, et que je m'intéresserai donc davantage aux péripéties de sa vie. Je ferai un point précis sur les recherches passionnantes qui sont menées pour éclaircir les circonstances de ses dernières heures. Et j'essaierai d'apporter ma propre pierre à cette recherche.
Remontons à son enfance. Acquis aux idées de la Révolution, son grand-père avait fondé à Bourg-la-Reine un pensionnat de jeunes gens, institution laïque qui avait fait son chemin face aux écoles religieuses. Jusqu’à obtenir une certaine renommée parmi les établissements de l’Empire, sous la houlette du père d’Evariste, Nicolas-Gabriel Galois. En 1815, pendant les 100 jours, ce dernier est nommé maire de la commune, poste qu’il conservera même après Waterloo et jusqu’à son décès tragique, dont nous reparlerons également plus tard.
C’est la mère d’Evariste, Adélaïde-Marie, femme cultivée et passionnée, qui se charge de l’éducation de son fils jusqu’à ses douze ans, l’imprégnant d’un enseignement classique (latin, grec, rhétorique…), teinté de distance avec la religion. De cette femme «intelligente, généreuse, originale, voire un peu bizarre», Evariste va hériter ses principaux traits de caractère. Paul Dupuy, directeur de l’Ecole Normale et biographe de référence de Galois, a rencontré les dernières personnes de son entourage encore vivantes plus de soixante ans après. Il évoque un garçon «sérieux et aimable, grave et affectueux», qui composait des poèmes à l’ancienne mode pour égayer les fêtes de famille. En 1823, son départ pour le collège Louis-Le-Grand, où il entre en quatrième, va laisser un grand vide dans sa famille.
Louis-Le-Grand est alors une institution austère qui bouillonne des affrontements de son époque : légitimisme exaspérant de la direction contre idées libérales fermentant chez une bonne partie des élèves. C’est la dernière année du règne de Louis XVIII, l’impotent, qui va bientôt mourir en pourrissant littéralement vivant, à l'image de son régime. Bientôt viendra l’avènement de Charles X, le dévot qu'on soupçonne d'être évêque. Evariste assiste à des révoltes silencieuses ou bruyantes qui vont marquer durablement son esprit, lui qui n’a connu que les enseignements édifiants dispensés par sa mère. Ainsi, en 1824, les élèves refusent de chanter à la chapelle ou gardent ostensiblement le silence quand M. Berthot veut porter un toast au roi. Vexé comme un pou, ce proviseur à la poigne de fer met à la porte des dizaines de mutins.
Evariste Galois, qui a sauté deux classes, obtient d’excellents résultats en 4e et en 3° (en même temps, si on avait viré une grande partie des élèves, c’est un peu normal…). Mais son accessit au Concours général, en version grecque, le classe parmi les élèves les plus doués. C’est en seconde que les choses commencèrent à tourner au vinaigre : il se lasse du gavage répétitif qui tient lieu d’instruction publique pour la jeunesse de l’époque. Sa santé étant défaillante, le nouveau directeur, M. Lahorie, ancien chouan, jésuite rond mais un peu borné, en profite pour proposer son redoublement de préférence au passage en 1ère (classe de rhétorique, juste avant le bac de l’époque), pour raffermir ses résultats et renforcer sa maturité. Le père d’Evariste refuse (c'est pas maintenant que ça arriverait, des trucs comme ça, tiens...), mais ce dernier doit néanmoins retourner en seconde, quelques mois après la rentrée de septembre 1826. Et c’est là qu’il s’inscrit au cours de mathématiques de M. Vernier, décision qui constitue le tournant de son existence. (A suivre)
Illustrations : Wikipedia, Delacroix, anonyme (coll. Dupuy).