Les champignons, ça ne supporte pas l'amateurisme : il faut les connaître et connaître les bons coins. Et ce n'est pas donné à tout le monde. Je me rends compte que j'ai eu, à un moment donné, accès à une partie de la science des champignons, et que j'ai perdu depuis ce savoir.
En 1978, je me retrouve instit dans un coin perdu de Touraine. La Rouchouze, près de Langeais. C'était pour mon stage de trois mois, une partie de la formation dispensée en ce temps-là dans les écoles normales, ancêtres des IUFM. Autrement dit, on vous balançait devant une classe, direct. Bonne pioche, j'avais tous les niveaux d'un seul coup. Enfoncé, "Etre et avoir"... J'aurais dû faire un film, tiens... J'ai démarré dans l'enseignement avec une expertise assez limitée et une classe unique, de la maternelle au CM2. Avec un autre instit junior comme moi, qui officiait, lui, à quelques kilomètres de là, aux Essards, on a squatté la maison de fonction pendant ces quelques mois carrément hors du temps.
Pour vous situer 1978... Internet n'existait pas, ni les portables, ni l'iPhone, ni a fortiori les micro-ordinateurs. Rien. La campagne. Même pas de bourg animé. Aucun commerce. Plus d'usine dans le coin. Seule la terre avait offert son argile pour les carrelages et les tuiles plates. Les dernières tuileries étaient envahies par les arbres et les herbes folles.
Juste des forêts, quelques fermes, des cultures pas très généreuses, deux routes qui se croisent. Un petit café-restaurant comme seul point de rendez-vous au carrefour. On y a passé quelques soirées animées, chaleureuses et musicales. La fête de la bernache [le premier jus du raisin au début de la fermentation] m'a donné l'occasion de prendre la première et unique cuite de ma vie, en descendant une bonne quinzaine de verres de ce breuvage blanchâtre. Breuvage que j'ai resservi chaud, aux premières lueurs de l'aube, entre deux voitures de fêtards encore occupés à vidanger les cubis. J'ai prudemment évité de tester la boule de fort (sport local étrange qu'on pratique chaussé de charentaises), sauvant ainsi d'une destruction certaine le local construit avec une subvention communale. Ce n'est pas ici que j'ai goûté au pâté de ragondin, mais quand j'ai été en poste à Bréhémont, juste de l'autre côté de la Loire...
Devant moi, j'avais une vingtaine de gamins venus des fermes des environs. Attentifs et attachants. J'espère qu'ils n'ont pas trop souffert de mes imprécisions de débutant. J'ai essayé comme j'ai pu, de les initier à l'orthographe, à la grammaire, aux mathématiques modernes, que j'avais moi-même eu du mal à assimiler. Je rencontrais un succès mitigé auprès des parents, qui s'étaient accommodés d'un enseignement traditionnel jusqu'ici, et qui voyaient d'un drôle d'œil la théorie des ensembles remplacer les classiques alignements d'additions et de soustractions et la méthode semi-globale se substituer à la lecture ânonnée du Bled et du "Tour de France par deux enfants". Dehors, la cour n'était pas goudronnée : poussière en été, boue collante impraticable en hiver.
Le niveau était mélangé. Quelques élèves ne s'en tiraient pas trop mal, essentiellement des filles. L'une était la fille d'une dame un peu forte, toujours à s'activer en blouse, entre la maison et les ménages ou l'usine à Langeais, je ne sais plus... Quand je voyais sa fille, portrait craché de sa mère en réduction, j'en éprouvais un mélange de tendresse et d'accablement, face au destin reproduit qui lui semblait promis. Mais je me souviens surtout de quelques CM2, des grands garçons qui n'avaient envie que de grand air, de fauchage de luzerne dans les parcelles, de conduite de tracteur par tous les temps... On aurait dit qu'ils étaient bloqués au premier niveau du Super-Mario de la vie. Et que ça leur allait, l'école façon Guerre des Boutons.
Mais il y avait deux moments où ces gaillards à la ramasse m'en remontraient. Quand on jouait au foot et quand on allait se promener en forêt. Dès qu'on leur mettait un ballon entre les pieds, les plus rétifs à l'apprentissage se mettaient à chalouper comme des Zidane de cambrousse. Ils virevoltaient en arrêtant le ballon quand j'essayais de leur retirer des pieds. Ils faisaient des amortis de la poitrine à renvoyer Ronaldinho à Porto Alegre (d'ailleurs, il n'était même pas né, à cette époque, c'est pour vous dire...). Je m'en sortais parce que j'étais sportif (à l'époque) et que je compensais mon manque de technique par une énergie débordante qui suffisait à les impressionner.
Et puis quand on allait en forêt, moi qui m'efforçait de maintenir une discipline de fer, terrorisé que j'étais à l'idée que leur contrôle m'échappe (ça arrive, quand on est jeune enseignant), je me faisais balader dans tous les sens du terme. D'abord, ils couraient partout, c'était juste impossible de les tenir. Ils étaient chez eux, ils connaissaient chaque arbre, s'y cachaient, y grimpaient à loisir, partaient devant, coupaient dans les sentiers pour nous retrouver en arrivant par derrière, juste au moment où je me rendais compte qu'ils avaient disparu. Et surtout (on était en automne), ils me ridiculisaient sur les champignons. Je marchais avec eux dans les sous-bois, en pleine recherche métaphysique.
- «Observez la nature, les enfants !»
- «On y habite, M'sieur...»
Moi, je ne voyais vraiment rien. Eux, au contraire, ils passaient la forêt aux rayons X. Ils m'arrêtaient en plein vol : «M'sieur, bougez plus, n'en v'là un !» Et hop, ils m'enlevaient un cèpe de Bordeaux monstrueux juste devant ma godasse. «'Tention, M'sieur, à votre gauche ! Hopopop, plus un pas !». Et hop, une poêlée de pieds de moutons gros comme la main. Un autre pas à droite : Et vlan, un plein panier de coulemelles. Je fixais bien le sol devant moi : paf, ils dénichaient sous mes yeux trois lactaires délicieux gras comme des moines.
A la fin, j'ai voulu faire mon malin et je les ai provoqués. «Et les chanterelles, il n'y en a pas, par ici, non?» Ils se sont regardés, façon conciliabule de malfrats : «On l'emmène ?» a dit l'un. «Bon, mais il faut pas qu'il retrouve l'endroit..» a prévenu l'autre. Ils m'ont baladé un peu à droite et à gauche. Et puis, là, dans un sous-bois plus profond, il y en avait des quantités astronomiques. Ils s'étaient découverts, on ne les arrêtait plus. Ils se sont concertés à nouveau : «On l'emmène aux trompettes ?». «Bon ! Mais là, faudrait lui bander les yeux...» J'ai promis de ne jamais dévoiler l'endroit, juré, craché sur les feuilles mortes. On a marché encore un peu, silencieusement. Je suis sûr qu'on a fait une sorte de grand rond dans la forêt, pour revenir pas loin d'où on était avant. Et puis on a débouché dans une clairière. Là, c'était de la sorcellerie : au beau milieu, un rond presque parfait de trompettes de la mort. Pas toucher, malheureux ! C'était réservé à la récolte locale des initiés. Ils m'ont promené par monts et par vaux sur le chemin du retour, histoire que je sois bien incapable de remettre la main sur ce trésor culinaire. Les parents ne m'auraient jamais pardonné. Déjà, avec mes mathématiques modernes...
Au bout de quelques balades, j'ai fini par repérer les champignons sur les tapis de feuilles, et par identifier mes propres coins où je suis retourné seul, pour me ramener de quoi me faire d'honnêtes omelettes parfumées à l'ail du grand-père d'à côté et au persil frais chouravé dans le potager de l'autre voisin. Et puis, je suis reparti. Les années ont passé. J'ai quitté l'enseignement. Je suis Parisien comme personne. Mais depuis, chaque automne, quand on me parle de champignons, comme dans cette note de Sylvaine Pascual, j'éprouve des sentiments mélangés. J'ai un peu la nausée en repensant à ma première cuite à la bernache. Mais je repense aussi à la forêt des Schtroumpfs, à son village perdu, au cercle de trompettes de la mort où seuls pouvaient vous conduire une bande de gamins élevés au grain et au grand air. Ils doivent toujours y aller, à l'heure qu'il est, quand ils savent qu'ils ne seront pas suivis. Ils doivent bien avoir dans les quarante ans chacun, à présent. Ce qui ne me rajeunit pas...
Illustrations : "Etre et avoir" (Nicolas Philibert), La Guerre des Boutons (Yves Robert, Cornet Pictures), Sylvaine Pascual.