Ah mais c'est qu'ils sont énervés, les gens, c'est humain. Ils voulaient prendre leur train, et puis c'est la grève. Il faut se trouver dans la position de ne pas avoir d'autre choix que de prendre le train pour saisir à quel point c'est chiant, une grève SNCF. Week-end ? A p'us ! Boulot ? Terminé ! Vacances ? Dans le lac ! Même les cas de force majeure sont le bec dans l'eau. «Ceux qui m'aiment prendront le train», qu'il disait, Papy ? Mon cul, oui ! Je t'aime bien, mais il n'y a plus de train, qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Je ne vais quand même pas arroser le dépôt des conducteurs à la Kalachnikov pour qu'ils reprennent le travail. Ça ne va rien arranger du tout! Tu le fermeras tout seul, ton pardessus en sapin. Je viendrais quand je pourrais, saluer ta pierre tombale. Oui, je sais, quand on aime, on ne compte pas. Mais là, c'est gâté. Un TGV sur trois, ça réduit les condoléances.
Je ne vais pas me lancer dans une apologie ou une descente en flammes de ce moyen de pression syndicale, ce n'est pas le propos. En plus, si on me demande si je suis pour ou contre, je répondrai «Ça dépend...», avec l'art consommé du faux-culisme qui me caractérise quand je n'ai aucune envie de donner mon avis. Ce n'est pas parce que je n'ai pas d'avis, c'est que je vois pas ce que ça change d'avoir un avis sur ce sujet. Ah et puis laissez-moi parler, c'est mon blog après tout. C'est quand même insensé, ça : je finis toujours par m'interrompre moi-même.
Qu'est-ce que je disais ? Ah oui, la grève... Je me souviens. I remember. Memento. 1986. Grève dure des conducteurs de la SNCF. Une horreur ! A l'époque, j'habitais à Tours et je faisais la navette entre Saint-Pierre des Corps et Paris, pour suivre mes études à Sciences Po. En Corail, car le TGV n'était pas encore arrivé sur cette ligne. Un mois sans train ! En plein hiver. Un gel à pierre fendre. La neige tombée qui a tenu plusieurs semaines. J'attendais sur le quai, à Paris, l'arrivée improbable du dur, qui partait avec des heures de retard, quand il partait... -10°C... Les pieds en glaçon, les oreilles en carton, les mains transies dans mes poches de manteau, même avec les gants. Je gardais pour moi mes envies pressantes. Si j'avais dû me soulager, j'aurais pissé du verre pilé. Quand enfin le train se pointait, je me précipitais à l'intérieur, histoire de revenir à une température corporelle normale avant d'arriver chez moi.
Le slogan de la SNCF, à l'époque, c'est "SNCF, c'est possible" (que les Nuls avaient caricaturé dans un sketch fameux avec un épicier arabe qui disait oui à tout. «Hassan Cehef, c'est possible !»). Eh bien les mecs avaient affiché dans les gares des affiches avec dessus «23e jours de grève, c'est possible». Je lisais cette prose en me caillant les grelots à Austerlitz. Ça avait duré 29 jours, cette plaisanterie. Tout sauf du nougat glacé : du 18 décembre 1986 au 15 janvier 1987, exactement, pour obtenir le retrait d'un projet de grille des salaires. Ce qu'ils avaient finalement obtenu, soit dit en passant. On aurait peut-être dû commencer par là, je dis ça, je dis rien...
Il y en a eu une autre, que je n'ai pas connue, une grève dure des chemins de fer (pas encore appelé SNCF, ça date de la nationalisation des six compagnies d'alors, en 1938). Je parle de la grève de mai 1920. Un mois de grève aussi. Le dépôt de Saint-Pierre-des-Corps fut le plus combattif et résista le plus longtemos. Au final, une réaction assez violente de l'Etat, qui licencia 22 000 cheminots, embastilla les leaders syndicalistes et engagea autant de crève-la-faim et de militaires démobilisés que nécessaire. Parmi eux, mon grand-père, alors au chômedu, et qui est entré aux chemins de fer dans ces conditions étranges après avoir survécu à Verdun et à la boucherie du Chemin des Dames.
Sur son lit de mort, il était encore terrorisé par l'accueil qu'il avait reçu : «Ils nous insultaient, ils nous appelaient les Jaunes !». Et juste après, il a calenché. Quand je me suis gelé les miches à Austerlitz, plusieurs jours glauques de décembre 1986, j'ai repensé à toi, mon vieux pépé. Et je me suis dit alors que même dix jours de grève en plus, je les prendrais sans rechigner. C'est comme ça qu'on forme des consciences politiques, Papy. Tu ne l'as pas su, mais en dehors d'élever ma mère, et sans le vouloir, tu m'as donné la force de supporter des situations comme celles-là. Je t'aimais bien, Mesmin, mais t'aurais pas dû prendre le train.
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PS : Ci-dessous, la photo de mon grand-père, dont je parle dans cette note, et que j'ai retrouvée hier sur le blog de mon oncle, Yves Ferrand. Il s'appelait Mesmin Ferrand. « La photo a été prise en été 1965 dans le jardin en face de sa maison, de l'autre coté de la route » [A Saint-Patrice, Indre-et-Loire], précise mon oncle Yves qui me l'a passée. «Ton grand père avait réussi à faire passer un tuyau d'arrosage sous la route avec l'aide de Marius [un autre oncle à moi], le mari de Jeannine, qui était un agent de la DDE de Bourgueil. Je précise que l'eau était encore puisée dans le puits derrière la maison, avec une pompe installée dans la cave, l'adduction de l'eau de ville n'était pas encore faite. Mon père avait alors 70 ans et il était encore en pleine forme ! C'est encore pour moi un souvenir très émouvant (parmi tant d'autres) de mes parents, des gens très simples, chaleureux, généreux, qui ont tout de même élevé leurs 10 enfants (3 étaient morts en bas âge) dans les conditions sociales des ouvriers de l'époque... Nous n'avons jamais manqué d'amour, de dévouement de leur part, même s'il y eut parfois des tensions passagères (surtout avec les filles devenues post-adolescentes...), tensions qui paraissent bien surannées à notre époque.»
Mon grand-père Mesmin Ferrand n'arrose plus ses salades depuis 1976.