Le petit garçon était entré dans le cimetière par le grand portail qui grinçait quand on l'ouvrait. Il était le premier visiteur de la journée : seul un chat était déjà passé, ses traces profondes en témoignaient. Il avait neigé en abondance dans la nuit et les tombes étaient recouvertes d'un manteau presque féerique. Le soleil de l'aube qui pointait se reflétait dans l'épaisse couche immaculée, la faisant scintiller partout où se portaient les yeux. Les ombres étaient bleues. Dans le ciel, il y avait quelques nuages roses.
Le gamin avançait dans les allées désertes et la neige crissait sous ses brodequins. Son duffle-coat rapé, ses grosses chaussettes tirées jusqu'aux genoux et sa culotte courte laissaient nues ses cuisses rougies par le froid, mais il s'en moquait, le nez emmitouflé dans un cache-nez. Il portait un bouquet de bruyère serré dans ses mains gantées de mauvaise laine que plusieurs doigts avaient percée. Quand il s'approcha de la tombe qu'il cherchait, deux corneilles noires s'en éloignèrent en croassant. Une pie l'observait du coin de l'œil, perchée sur un buisson de houx. Il hésita un peu, puis frotta la neige sur le granit d'une tombe, faisant apparaître le nom de ses parents.
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Ce soir, c'est Noël. Cette année, nous avons un peu d'argent. En plus des cadeaux du comité d'entreprise de mon père, Maman a pu acheter de quoi améliorer l'ordinaire en un vrai repas de fête. Il y aura une tranche de mousse de foie en entrée, du boudin blanc et des patates sautées et une petite bûche au dessert. Et surtout, des crottes en chocolat, mon péché mignon. Maman et Papa boiront des verres de vin rouge. Nous nous sommes habillés comme pour aller à une noce. J'ai mis ma culotte courte bleue des grandes occasions, une petite chemise et un pull en V par dessus.
Mon petit frère est à l'identique. D'habitude, ça m'énerve, mais là, je m'en moque, c'est Noël. Le Père Noël va passer, je le sais. J'ai vu les cadeaux dans le bas du placard de la chambre de mes parents. Ils sont emballés, et dedans il y a sûrement un Meccano. J'entends déjà les bruits des vis choquant le métal laqué de ce jouet fantastique. Je monterai des voitures à quatre roues à pneus noirs, la 5e à pneu blanc fera le volant. Je serrerai les écrous avec les outils fournis dans la boîte et peut-être que Papa me prêtera ses vrais outils.
Tout l'après-midi, nous avons écouté le même disque sur l'électrophone, des chants de Noël, chantés par un groupe d'enfants, les Djinns. Avec mon frère, on s'est égosillé sur “Minuit Chrétiens”, et sur "Pour Noël" :
Il y aura ce soir là des étoiles plein le ciel
Pour Noël, pour Noël, pour Noël...
Il y a, bien sûr, le fameux Petit Papa Noël, qui nous donne des frissons quand on reprend le refrain à l'unisson. Et ses couplets qui nous rappellent nos bêtises de l'année :
Et quand tu seras sur ton beau nuage
Viens d'abord sur notre maison
Je n'ai pas été tous les jours très sage
Mais j'en demande pardon...
Mais mon préféré, c'est "Noël blanc", dont je répète sans fin les paroles, tellement je les trouve belles :
Oh ! quand j'entends chanter Noël
J'aime revoir mes joies d'enfant
Le sapin scintillant, la neige d'argent
Noël mon beau rêve blanc...
D'habitude, Papa ne nous aurait pas laissé écouter deux fois le disque. Mais là, il ne dit rien. Alors on le remet encore et encore, en tirant sur le bras du lecteur de microsillon pour faire démarrer le moteur, puis en le posant au jugé sur le disque, ce qui le fait dérailler à chaque fois. Mes grands frères rouspètent dès qu'ils nous entendent faire ça, de peur qu'on abime leurs disques avec le saphir. Mais là, on a le droit de le faire, parce que c'est Noël. Et puis je crois qu'ils s'en moquent, des chants de Noël chantés par les Djinns. Si on pouvait le rayer définitivement, ça les arrangerait.
Non seulement on peut écouter de la musique autant qu'on veut, mais on s'est mis en chaussettes et on glisse sur le parquet ciré. Là aussi, c'est la trêve. D'ordinaire si impatient avec nos jeux béta, Papa ne dit rien. La salle à manger a été décorée. Papa a récupéré un sapin on se sait où. Il est décoré avec quelques boules et deux guirlandes. Il sent bon l'épicéa frais coupé. Mes grands frères ont même peint à la gouache les ampoules des appliques, en bleu, en rouge, en jaune... Ce qui fait un bel effet lumineux, même s'il flotte dans l'air une odeur indéfinissable de peinture lentement cuite par la chaleur du verre.
Sous le sapin, mon grand frère a construit une crèche, en fait un petit chalet en carton recouvert d'allumettes, pour le bois, et de coton, pour la neige. Il a même mis une petite ampoule de vélo à l'intérieur, relié à une pile Leclanché. On peut regarder dans cette petite maison, comme des géants qui colleraient leurs yeux aux fenêtres. Il y a deux chambres, avec des lits en papier, une cuisine avec un évier en papier. Et même un toilette avec une cuvette en papier. Il a eu du mal à la coller, je le revois encore posant délicatement son ouvrage par dessus le toit encore ouvert de la maquette. Mais le résultat est fantastique. De temps en temps, on éteint la pièce et on regarde encore et encore à l'intérieur. Je voudrais habiter, il a l'air de faire chaud, c'est calme et c'est tout le temps Noël, dans le chalet d'allumettes. Mon grand frère a même mis du feutre vert pour faire la moquette. C'est beau !
De la cuisine arrivent des odeurs de pommes de terre à l'ail rissolées. J'entends Papa et Maman qui parlent. Qui parlent fort. C'est juste Maman qui parle, d'ailleurs. Papa est dans la salle à manger, planté comme un piquet. Je ne l'avais pas vu depuis tout à l'heure, tant il est tapi dans l'ombre et insensible à notre va-et-vient infernal. En temps normal, on aurait déjà pris deux fessées. Là, c'est Noël. Il ne bouge pas. La main sur la joue, il se mordille le petit doigt. Il écoute Maman qui lui parle fort. Maman qui pleure. Maman qui lui fait des reproches à n'en plus finir. Il encaisse, le tyran domestique. Il encaisse et ne dit rien. Maman lâche tout, la voix pleine de sanglots. Ce qu'elle ne lui a jamais dit, tant il est colérique habituellement, elle lui balance ce soir à toute volée. Elle cogne, et fort, protégée par ses larmes.
Je me suis arrêté de glisser. Mon petit frère a encore éteint la lumière, puis, se rendant compte que je ne l'avais pas rejoint sous le sapin, il est venu vers moi. Il essaie de comprendre ce qui se passe, du haut de ses trois ans. J'écoute la dispute à sens unique. J'ai une grosse boule dans l'estomac. Je voudrais que ça s'arrête. Moi qui soutient toujours silencieusement Maman quand elle se fait disputer méchamment par mon père, je voudrais qu'elle arrête, pour une fois qu'elle a pris l'ascendant. Je voudrais qu'elle se taise, maintenant qu'il a pris son paquet. Je voudrais qu'on passe à table, qu'on mange le boudin blanc et les patates sautées... Et qu'on se gave de crottes en chocolat... Mais Maman ne s'arrête plus. Il lui en a tant fait, elle veut tout lui rendre ce soir. Mon souvenir s'arrête là : je ne me souviens même plus si on est passé à table.
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L'homme eut soudain un cri de colère. Il se mit à répéter «Ça ne pouvait pas atteindre demain, hein ? Ça ne pouvait pas atteindre, demain, non ?». Il jeta de toutes ses forces son bouquet de bruyère sur la pierre gelée. Les sanglots le prirent et il tomba à genoux dans la neige. «Ça ne pouvait pas attendre demain...». Sa voix s'étrangla : «Ça... Ça...». Puis une lueur passa dans ses yeux. Il se releva, brossa ses genoux, remit le bouquet en ordre et le redéposa sur la tombe, en écartant bien la neige du revers de la main. Sa voix redevint plus douce : «Enfin, vous avez fait ce que vous avez pu.. Je sais, c'était pas facile, la vie, Maman. Oui, Papa, tu nous aimais tous quand même. Même Maman, tu l'aimais... Je le sais... Et puis je l'ai eu, mon Meccano». Puis il s'essuya les yeux avec ses gants de cuir, remonta le col de son manteau et repartit vers sa voiture en faisant crisser la neige épaisse sous ses pas.
Aquarelle : Patrick Doessant