Pour descendre le Nil et visiter les temples égyptiens placés tout du long, il faut prendre un bateau... Bienvenue à bord du Monaco.
Le serveur du restaurant du bateau est poli et ostensiblement prévenant. Il se rappelle tout de suite de votre prénom, vous accueille avec cérémonie. Il annonce une litanie de plats aux noms exotiques. Il propose des énigmes en dessinant des formes avec les cure-dents et fabrique des origamis avec les serviettes blanches. Il ponctue ses phrases d’un «Voaaaaalà !» grasseyant et comique. Surmontée d’une moustache à l’Egyptienne, sa bouche se fend régulièrement d’un sourire découvrant ses 32 dents blanches et ses gencives démesurées. En sortant de la cuisine, il a l’air de moins rigoler.
On raconte que, dans les temps anciens, tous les hommes durent partir à la guerre. Seul Min, le manchot, fut dispensé de se faire massacrer. Au retour de la guerre, les survivants s’aperçurent que leurs femmes étaient tombées enceintes. Quand le chat n’est pas là… Furieux, les cocus voulurent entendre les explications de Min… Qui mit prudemment les voiles pour éviter un sort funeste. Min évaporé et la colère retombée, les hommes se dirent que l’invalide avait quand même permis de maintenir et même d’augmenter la fécondité en leur absence (sans parler de celle des combattants calanchés). Ce qui était un exploit, si on se réfère aux consternantes statistiques de mortalité infantile de l’époque. On se mit à sa recherche pour le remercier. En vain. On regretta son absence, il devint une légende. Puis un Dieu, qu’on assimila plus tard au Dieu Amon. Amon-Min affiche désormais sa virilité exacerbée et son bras unique dans la plupart des temples. Quelques maris jaloux et des religieux aigris ont parfois martelé son attribut triomphant. Mais depuis le séjour des Dieux où il coule une retraite méritée, Amon-Min leur fait pour l’éternité un majestueux sexe d’honneur.
Déjà pas très bons, les produits de base du restaurant du Monaco sont recyclés dans les recettes improbables des jours suivants. Le «Bouillon de légumes» d’un jour s’orne d’une boulette de farine de soja et devient «Consommé» le lendemain, la «Macédoine de légumes» se mue en garniture de «Bouchées à la reine». Quant au riz blanc, il évolue en riz pilaf, cantonnais et curry, comblant sa degradation gustative par des épices de plus en plus capiteux. Il finit sa descente de Nil dans les feuilles de vigne à la grecque.
Dès que vous mettez un pied dans la rue, sur la terre ferme, une nuée de solliciteurs s’abat sur votre dos pour réclamer des euros (le dollar n’a plus la cote). En dehors de ceux qui veulent l’aumône, on vous propose un tour en calèche tiré par un cheval fourbu, des cartes postales imprimées avec les pieds, des petits livres écrits avec les mêmes pieds, de l’eau, des pyramides en plastique sculpté noirci au cirage. Quand tombe le soir, les vendeurs de souvenirs et les porteurs d’eau se reconvertissent en détaillants de shit. Et ils sont tout aussi insistants.
Les excursions vers les temples ou la vallée des rois partent très tôt, le matin. Le téléphone sonne dans les chambres pour vous tirer du lit à pas d’heure. Si vous ne répondez pas, on vous appelle à nouveau deux minutes après. Et si vous ne répondez toujours pas, on toque à votre porte. Le réveil pour le départ à Abou Simbel était prévu à 2 heures du matin. J’ai arraché la prise du téléphone, la veille, préférant la sonnerie plus douce de mon portable et un horaire plus adapté à mon horloge biologique. On n’est pas venu toquer à ma porte. C’est l’avantage de la bureaucratie : elle est prévisible et elle n’a jamais de solution de rechange.
Les cartouches des pharaons sont précédés de signes qui indiquent à quel type de noms on a affaire. Ils en ont cinq : nom d’Horus, nom de Nesout-bity (nom de couronnement), nom de Sa-Rê (ou nom de naissance)… Ramsès est facile à repérer : il a fait écrire son nom sur tous les temples existant à son époque. Dans cette photo (ci-dessus), on lit «La justice de Rê est puissante, l’élu de Rê», son nom de Nesout-bity. Mais en général, on l’appelle plus simplement Ramessou Mériamon («C'est Rê qui l’a engendré, bien aimé d’Amon»). Je perce à mon tour le secret des pharaons, je me sens archéologue, directeur du bureau des Antiquités, explorateur, aventurier, Champollion… Un Champollion parisien qui a passé une semaine sur un traine-couillon remontant le Nil. A la tombée du jour, je guettais l’heure où retentissait l’appel des muezzins, debout sur la passerelle d’un navire propulsé par huit moteurs de 600 CV…
Des enfants s’approchent sur des périssoires. Ils rament avec une planche, écopent frénétiquement l’eau avec une demi-bouteille en plastique. Ils s’accrochent aux felouques de touristes et braillent «Alouette, je te plumerai» en français. Puis, tout le répertoire y passe : «A la claire fontaine», «Mon beau sapin» et même «Petit papa Noël». Ils ont appris ça de touristes d’avant. Je me demande comment il se fait qu’on ne les entende pas chanter «La route de Memphis», tant qu’à faire. Ou bien «Dominique-nique-nique», histoire d’invoquer Amon-Min.
Le départ pour Abou Simbel est une expédition. On décanille à 3 heures du matin. Les bus se regroupent dans l’avenue du cimetière d’Assouan. Ils forment petit à petit un convoi sécurisé qui voyagera encadré de militaires lourdement armés. 3 heures de voyage et on arrive à Abou Simbel une heure après l’aurore qui s’est levée sur le désert de sable et quelques puits de pétrole crachant une fumée noire. Le temple est factice : une colline de gravats recouvre une armature métallique, qui soutient la façade, les statues et les murs du temple rescapés de la montée des eaux. Moi, ça me plait, cette histoire : j’ai autant envie de visiter le décor que le temple reconstitué. Pas le temps, on reste une heure sur place, montre en main.
Les murs du temple d’Abou Simbel racontent que Ramsès II s’était frité avec les Hittites, dont les incursions dans le nord de l’Egypte lui tapaient sur les nerfs. Il leva une armée et affronta celle du roi Muwatalli en un combat furieux. Les bas-reliefs montrent un Ramsès gigantesque piétinant ou tuant les ennemis, saisissant à la main des futurs prisonniers… Il est même dédoublé, parfois, comme si on avait voulu montrer qu’il se mouvait si vite que seule une ficelle artistique pouvait en rendre compte. Ou, selon un autre explication, comme si le dieu Horus avait combattu à ses côtés.
Dans le temple, l’issue de la bataille ne fait aucun doute. Dans la réalité, elle se termina par une sorte de match nul désespérant. Ramsès signa un traité de paix. Veuf de Néfertari, il accepta en contrepartie de prendre pour épouse Maâthornéferourê, la fille de Hattushili, lui-même fils de Muwatalli. Celle-ci le fit mariner. Il envoya une ambassade. On lui répondit qu’elle se préparait (en réalité, elle venait d’Anatolie, aux cinq cents diables). Trouvant le temps long, il en envoya une deuxième. On lui fit la même réponse. N’y tenant plus, il envoya une troisième ambassade exiger qu’on lui envoie enfin sa future femme. Ou qu’on le dédommage copieusement pour avoir fait patienter en vain sa royale personne. La promise arriva enfin, avec un grand sourire. Et un cortège de tombereaux d’or et de présents. «Voaaalà !».
A l’entrée du temple d’Abou Simbel, un homme, clé d’or à la main, surveille les entrées et régule le flot des touristes. De temps en temps, il alpague un couple et lui propose une photo avec lui, moyennant un pourboire. A l’intérieur, les photos sans bakchich sont interdites. Au jardin botanique d’Assouan, il est interdit de marcher sur les pelouses pour aller voir les fruits rares tombés des arbres. Sinon le gardien gueule comme un putois, c’est logique, c’est interdit. Il s’arrête de bramer contre un euro. Donné discrètement : on peut être corrompu et avoir a sa fierté.
Le dernier jour, mon ami serveur moustachu du restaurant du bateau est un peu nerveux : c’est maintenant que se joue son pourboire complémentaire. En gros, les pourliches sont donnés au guide, qui les donne au capitaine qui les répartit entre les membres de son équipage, qui les ventilent ensuite auprès de la piétaille. Autant dire que mon serveur n’en aperçoit qu’une pâle couleur. Une présence attentive le jour du départ équivaut au baroud d’honneur pour court-circuiter la répartition, quand vous prenez les dernières boissons et que vous voulez vous débarrasser à tout prix des quelques livres égyptiennes ou euros qui encombrent vos poches.
Dans les batailles de l’Antiquité, on rapportait comme preuve les oreilles des ennemis tués au combat. Le pharaon finit par avoir des doutes, car certaines oreilles lui semblaient étrangement égyptiennes. Pressentant qu’on essayait de le rouler, il imposa qu’on lui ramène le sexe de ses infortunés ennemis. A la différence des oreilles, il était plus facile de distinguer les sexes circoncis des Egyptiens des autres. Et c’est ainsi que les généraux cessèrent de gonfler les bilans des batailles de l’Antiquité. Accessoirement de gonfler le pharaon avec leurs rodomontades.
A Philae, des membres de l’expédition napoléonienne en Egypte ont gravé leurs noms sur les murs de ce temple, lui aussi démonté et remonté plus haut, pour éviter d’être submergé par les eaux du barrage d’Assouan. Napoléon, qui venait de piller l’Italie, se voyait déjà en nabab cossu d’Orient. En réalité, l’or n’y coulait pas à flot et son bilan n’est pas brillant. Certes il connaît la victoire à la bataille des pyramides. Mais 30000 soldats sont morts en Egypte. Saint-Jean-d’Acre, en Syrie, a résisté aux vains assauts des Français. La marine française a été pilée à Aboukir. Pourtant, bien que Napoléon n’ait jamais touché un seul pestiféré à Jaffa ni déclaré que « 40 siècles contemplaient ses troupes », son Courrier d’Egypte et les tableaux du baron Gros ont chanté une histoire bien différente. Même les découvertes scientifiques de l’expédition, comme la Pierre de Rosette, ont fini au British Museum.
Au moment de reprendre l’avion, vous pensez être débarrassé des solliciteurs. Que nenni : des mastards entourent le bus, sortent vos valises et tendent la main, supervisés par un plus costaud avec lequel il faut avoir du cran pour oser dire non. Ils sont surveillés du coin de l’œil par un flic qui touchera aussi sa part. Passé les portiques de sécurité, où vous pouvez être palpé par un homme en uniforme ou une femme voilée, l’enregistrement est une sorte de délivrance. Une fois vos bagages enregistrés, l’employé assermenté de l’aéroport les pose sur le tapis roulant. C’est fini, on peut y aller ? Non : il vous montre discrètement sa main avec un euro dedans…