C'est une sorte de chevalier blanc qui surgit de la brume et qui vous sort de la mouise. Il vous tend une main secourable et gantée de fer, vous extrait de la fange et assomme de sa poigne métallique le dragon qui vous crachait son feu d'enfer et son haleine putride à la tronche. Puis il repart sans mot dire en piquant des deux son fier destrier qui se cabre sous les coups de talon du héros. Vous le saluez d'un geste gauche. Et le froid retombe sur vos épaules. Il ne sera plus là pendant un bon moment pour vous sauver la mise. Déjà, le dragon estourbi reprend du poil de la bête…
Dans ma vie, j'en ai connues des situations où j'ai été mal à l'aise. Mais assister à l'état des lieux de l'appartement qu'on quitte se situe dans le peloton de tête de l'échelle de Richter de mon stress. D'un côté, moi, frêle agneau prêt à se faire tondre et rôtir, et qui lèche la main de celui qui me coupera le cou. De l'autre, un propriétaire teigneux, cupide et avide de conserver la caution gigantesque que je lui lui avais confiée, la mort dans l'âme, le jour de l'entrée dans les lieux. Rien que de penser à l'idée de me la rendre, il en aurait attrapé la tuberculose. Pendant tout le temps du bail, il réveillait sa femme la nuit pour recompter mes sous cachés dans un bas de laine sous son matelas.
Alors m'en faire cadeau, ça serait péché. Ça donnerait des ailes aux autres locataires, qui s'empresseraient de faire des trous dans les cloisons de l'appartement que lui a légué sa grand-mère Eudoxie. Et tout ça rien que pour mettre des lithos ou le décorer, vous avez bien lu, pour décorer, non mais vous vous rendez compte ! Des gens capables de poser des étagères dans les dressings juste pour poser des affaires plus facilement ! Quel honte. Des sans-cœur capables de raccorder la cuisine à l'eau courante et de condamner le garde-manger pour mettre un réfrigérateur. Donc de faire des trous pour mettre des canalisations et des prises de courant. Dans les murs. Ou le long des plinthes centenaires.
No, nay never ! ll faut faire un exemple et saisir le moindre prétexte pour rançonner le locataire que je suis. « Qu'il se la mette où je pense, sa caution. Et ça tombe bien, je pense à la mettre sur mon assurance-vie ». Et le Thénardier peut enfin se jeter sur moi, tel un vautour nymphomane, pour trouver mille et un prétextes de ne pas me la rendre, cette p%+@# de caution. Alors que j'en ai tellement besoin pour payer la cantine de mes enfants, leur stage d'Optimist avec l'abbé Cottard et ce dernier jean Diesel seyant tout plein qui me fait de l'œil chaque fois que je gare mon scoot rue Etienne Marcel.
Et c'est là qu'arrive Manjit sur son fier destrier. Déjà, en hindou, Manjit, ça veut “Vainqueur de l'esprit”. Donc le proprio est foutu. Car en plus, Manjit en est à son 258e état des lieux. On l'appelle pour les cas désespérés comme le mien. Il travaille sur les chantiers et de temps à autre, on lui téléphone pour qu'il vienne en aide aux locataires dans le besoin de récupérer leur caution. On ne refile son 06 qu'aux gens sûrs, car les propriétaires ont mis un contrat sur sa tête. C'est la terreur des plans d'assurance-vie. Quand j'étais petit, on allait de temps en temps chercher le rebouteux qui bossait à l'usine Michelin et qui vous remettait les entorses comme pas deux. Là, on compte sur Manjit et ses doigts de fée. Il vous répare les pires avanies de logement au pinceau, au coton-tige et au Demak-up. Et après, il retourne travailler.
Un parquet rayé ? Le proprio jubile déjà en voyant la bonne occasion de se le faire entièrement revitrifier à l'œil. Mais Manjit scrute les lattes concernées, passe une larme de rénovateur bois clair Maison propre©, polit au coton à démaquiller, finit en lustrant avec une vieille écharpe en laine. On rénove latte par latte, l'une après l'autre et juste celles qui sont rayées. Sans déborder. «Surtout pas geste rond, M'sié ! Sinon ça se voit !» Ah ben si ça se voit, je déborde pas. Et voilà le parquet remis à neuf pour deux ronds. Et Picsou n'a plus qu'à bouffer son haut-de-forme sans sel.
Des pets un peu partout dans les coins de portes ? Manjit sort sa boite d'aquarelle, mélange deux peintures au pinceau à poil de martre, trouve le bon ton qui va avec la menuiserie. Et hop, il donne un léger coup de pinceau aux endroits que je lui désigne. Là… Là… Là… Son œil noir fixe intensément les endroits à dissimuler et il s'applique comme un écolier découpant son cadeau de fête des mères. Au fur et à mesure qu'il passe, l'appart reprend un coup de jeune. Il a toujours des vieilles ampoules dans son camion pour réparer les lampadaires défaillants et faire genre le temps que le propriétaire s'en aperçoive…
Les trous dans les murs disparaissent comme par enchantement avec de l'Enduialo. Les traces noires sont effacés d'un léger coup d'éponge. Dans sa caisse à outils magique, il a même des clés pour remplacer les manquantes. Elles leur ressemblent comme deux gouttes d'eau mais elles n'ouvrent que dalle. Mais ça Manjit, il s'en fout, on lui demande des clés qui ressemblent, pas des clés qui ouvrent.
Puis Manjit repart sans un mot dans son camion vers son chantier en banlieue. Je le salue d'un geste gauche et d'un paquet d'euros amplement mérités. Une heure plus tard, pour le proprio, c'est la Bérézina. Il a son compte et il est obligé de soigner le mien. Même de me féliciter, tellement il l'a mauvaise. Il essaie de m'enrôler dans son camp, celui des possédants. Histoire que je le soutienne en fustigeant les autres locataires, les odieux, ceux qui lui laissent des trous béants, et qui vous obligent à garder la caution la mort dans l'âme.
Il me tend mon chèque du bout des doigts. Je reconnais mon écriture d'il y a trois ans. J'ai envie de lui arracher des mains, mais je fais preuve d'un self-contrôle insensé. Je sors de l'appartement, calme et digne. A peine le temps de descendre dix marches, je l'entends m'appeler du haut de l'escalier. Une sombre histoire de clés qui ne marchent pas. Le dragon reprend du poil de la bête. Je descends quatre à quatre et je m'élance dans la rue, courant comme un dératé.
Illustrations : "Les raboteurs de parquets" (Caillebotte), "Le drôle de Noël de Scrooge" (Walt Disney), Ange et Démons, Lucky Luke, DR