Car à bien régler ma vie sociale, je n’en avais plus du tout. Qui peut accepter de ne fréquenter un garçon qu’entre 17 heures et 19 heures, tous les jours que dieu fait ? Et je ne parle pas que de la bagatelle, parce que tout le monde pourra insinuer qu’un 5 à 7, c’est toujours bon à prendre…. Non, je parle de la vie sociale normale d’un apprenti de 16 ans, un peu grassouillet, il faut bien le dire. On n’a rien sans rien, une passion comme ça, ça ne prend pas les tripes d’un intellectuel étique assis dans sa bibliothèque. A fortiori quand ce futur artisan, déjà possédé par son art, a en permanence les yeux rougis de fatigue, et qu’il exsude une curieuse odeur mélangée de levure et de fumée, tout à la fois aigre et piquante, comme si, en permanence, il frottait deux pierres de silex pour assurer sa pitance de primitif velu. Parce que me raser, je n’en avais ni le goût ni le temps non plus, trop occupé à doser, filtrer, mesurer et compter.
Mes bras étaient plus musclés, ça c’est sûr, mon pétrin n’était pas aussi sophistiqué qu’aujourd’hui. Comme un homme de foire, je pouvais encore faire rouler mes biceps aux muscles saillants, malgré la graisse qui les recouvrait, ce qui est peut-être le seul souvenir qui me laisse des regrets. Mais mes mains, mon dieu, mes mains… Quelle jeune fille aurait accepté qu’elles caressent son visage et glissent sur ses courbes, quel camarade aurait pu me tendre une franche poignée virile, lorsque mes extrémités, potelées comme le reste, toujours odorantes, certes, étaient si souvent recouvertes de gras, moites, visqueuses, et surtout humides, comme si j’avais planté du cresson toute la sainte journée. Ou comme si j’étais un vulgaire plongeur de bar, l’odeur de vaisselle sale en moins.
Non, je n’ai jamais été le roi de cœur, malgré mon goût chevaleresque pour la perfection, l’honneur, le courage - qu’il fallait pour dormir si peu et travailler tant-, et le sentiment de fierté pour l’accomplissement de ma mission qui en découlait. J’étais plutôt un vilain petit canard, celui qu’on n’invite plus, mais dont on ignore que les brunchs qu’on organise sans lui, les piques niques à l’improviste, les dîners de chabath ou les déjeuners dominicaux desquels il est toujours absent n’auraient jamais été aussi savoureux s’il n’était pas virtuellement présent par son esprit bénéfique virevoltant autour des assiettes pleines. Oui, ma vie sociale, mon apparence m’importaient peu, seuls mes sens en alerte étaient comblés par mon sacerdoce.
Car qu’importaient ces efforts, quand je contemplais, je palpais, je humais au petit jour le résultat obtenu ? Ces miches croustillantes au craquement si musical, ces brioches tendres et vanillées, ces pains tressés recouverts de grains de pavot aussi appétissants qu’une jolie rouquine à taches de rousseur, ce pain robuste à la croûte un peu noircie, ces croissants au beurre qui luisaient pour mieux refléter ma satisfaction, et surtout, ces chaussons aux pommes, doux et acidulés à la fois, fierté de mon patron, et véritable star de notre boulangerie ?
Aujourd’hui, pour le même résultat, la haute technologie de la boulange en plus, je n’aurais pas subi cette jeunesse socialement ingrate et solitaire, ces nuits en contretemps, et ce mode de vie de forcené. Et l’auteur de ces lignes aurait certainement accompli son rêve d’alors de devenir boulangère-libraire.Anne