Un jour, on me l’a redonné au commissariat, prévenu par la police hollandaise. Il a dû voyager dans une sorte de valise diplomatique. Une autre fois, c’est un ami qui l’a retrouvé au fond de son panier à linge, dans la poche du jean que j’avais oublié chez lui. Une autre fois encore, c’est par la poste qu’il est revenu, dans un courrier même pas affranchi : le gars qui me l’avait chouravé l’a mis dans une enveloppe avec mon adresse, direct dans la boîte, avec au moins douze fautes à mon nom. Je l’ai reçu six mois après ! Et le garagiste qui a repêché ma voiture dans l’eau m’a téléphoné pour me dire qu’il l’avait retrouvé, trempé sous un siège. Attendant les secours. Confiant, probablement.
Quand je regarde maintenant cette relique, du moins ce qu’il en reste, je finis par me demander s’il est vraiment à moi, tant il a eu d’autres propriétaires. Il a toujours les tâches brunes apparues après son séjour dans l’eau. Je le sors à chaque fois chez les loueurs de voiture, ce qui me vaut un succès d’estime sans cesse renouvelé, quand, sapé comme un milord dans mon costard Thierry Mugler, lunettes de soleil négligemment relevées dans les cheveux, j’exhibe d’un même geste ma carte Visa Gold et ce débris malodorant, repoussant, délabré, scotché de tous les côtés, sale comme un peigne, avec une photo de moi avec des lunettes rondes et les cheveux longs en boule à la Jimmy Hendrix. Et toujours ma signature de gamin. Grâce à lui, les contrôles de police de la route durent plus longtemps avec moi.
Avec le temps, il est devenu une sorte de papyrus rare, un incunable chargé d’histoire que se disputeront mes héritiers chez le notaire, vexés d’avoir respiré tout le long du chemin les gaz d’échappement de mon corbillard et furieux de ne trouver que des dettes et des tasses ébréchées en guise d’héritage. Au rythme où vont les choses, comme il se fragmente chaque jour un peu plus, il devrait y avoir un petit bout pour chacun. Qu’ils ne viennent pas se plaindre : j’aurais pensé à tout le monde.
J’ai perdu des tas d’objets, dans ma vie, et pas uniquement mes papiers. Avec juste ce qu’il fallait d’inventivité pour transformer n’importe quelle position avantageuse en catastrophe déprimante par la magie de la perte. Je perdais n’importe où, n’importe comment, des choses qui m’appartenaient et d’autres qu’on m’avait confiées. On levait les yeux au ciel, on me méprisait, on me postillonnait dessus de rage pendant que je regardais de côté, les mains derrière le dos, on me traitait de tous les noms. Je ne réagissais pas, arborant une attitude désarmante de tête à claque, tout juste bon à commander un nouveau tombereau d’injures. Sauf quand on m’acculait dans un coin, que la fin était proche, que ma survie était en jeu. Là, je me rebellais, je montrais à nouveau les crocs, je claquais des mâchoires pour défendre ma vie, je mordais méchamment ceux qui venaient trop près, ceux qui me croyaient à leur merci, oubliant toute prudence.
On se marrait, aussi. Enfin, pas moi. Ceux à qui je racontais tout ça. C’était le seul avantage : j’avais quelque chose à dire dans les dîners de famille déprimants, ceux qui s’étirent du midi jusqu’au soir. Le désespoir du quotidien érigé en saga de la déconfiture, pour le plus grand bonheur des brailleurs de fin de repas arrosé. Ça ne ratait jamais. J’attendais avec angoisse le moment où la conversation allait tourner sur la distraction. Les regards se tournaient vers moi pendant que je me décomposais intérieurement et que je tordais le cou mentalement à l’abruti qui avait eu l’idée de génie de pousser la discussion vers ce sujet. Trop contents de se défausser sur moi, les autres distraits de la tablée remisaient leurs oublis minables de clés, de savates ou de pilules, même pas racontables, puis se calaient confortablement sur leur chaise afin de savourer le moment qui allait suivre.
J’en étais quitte pour me coller un sourire gêné sur le visage, et pour partir dans une histoire où j’essayais tant bien que mal de me donner le beau rôle pour compenser mon incurie chronique. Je ne partais pas complètement battu : le fait de raconter plusieurs fois les mêmes anecdotes m’avait permis de peaufiner ma trame, de ménager mes effets, de soigner mes chutes. Hormis ceux qui la connaissait déjà, et qui s’esclaffaient quand même en s’étouffant dans les serviettes blanches, les autres, le public frais, les nouveaux arrivants, se tordaient alors de rire aux exploits du superman de la gaffe, du tête-et-l’airisme et de la poisse réunis. Je me serai très facilement passé de cette popularité de distrait magnifique, mais elle me collait au paletot comme un poisson d’avril.
Je devais être au programme sans le savoir. On se disait en m’invitant «Tiens, après la dinde et les fromages, on lui demandera de nous en pousser une petite… Ensuite, on envoie la bûche». J’aurais dû prendre un agent et lui demander de négocier un cachet pour ma prestation de fin d’agapes. Si, en plus, j’avais su faire des tours de cartes, j'aurais pu changer de métier. Je vois d’ici le tableau et ma carte de visite. “Ted, Animation pour noces et banquets. Rire garanti”… Une carrière assurée, des virées à n’en plus finir, des cachetons à gogo, affiches délavées, trains régionaux, foire à l’andouille et fêtes des battages. J’aurais fini à soixante ans avec une bedaine confortable et une moustache de représentant de commerce, les joues couperosées, les yeux larmoyants et aux lèvres, le sourire perpétuel de celui qui en a toujours une bien bonne à vous raconter. Un alambic sur deux pattes, distillant le gamay, la bière et les histoires salaces écumées dans les routiers de la France entière.
Et comme je continuais à perdre tout ce qu’on essayait désespérément de me confier, j’ajoutais constamment du nouveau à mon répertoire. Chaque rentrée, je me lançais dans une nouvelle tournée, avec mes triomphes devenus des classiques avec le temps, quelques resucées et des sketchs inédits. Il me fallait bien un petit délai pour digérer tout ça. Dès que je perdais quelque chose, je passais par une phase de consternation et d’abattement, voyant avec horreur se profiler les prochains gueuletons. J’aurais voulu rentrer sous terre, disparaître, changer de nom, me faire oublier, qu’on ne m’appelle plus que Schmidt, Castella, Ramirez, Popov ou Cohen, qu’on me laisse répondre aux offres d’emploi de chef de rang chez les manchots empereurs, qu’on me donne une licence pour vendre des bandanas aux réducteurs de tête, qu’on m’encourage à postuler comme garde-barrière dans l’ilot Gambier … Et même, poussé par le désespoir, que je passe un an dans un Relais Bleu de la Garenne-Bezons, en “all included”, avec carpaccio à volonté, abonnement au câble et accès Premium au club de philatélie local.Mais je voyais mon entourage se délecter par avance de ma mise en boîte annoncée. Alors, je me résignais et je commençais à répéter mon prochain spectacle. Tant qu’à me tortiller en crépitant sur les braises devant un public hilare et battant des mains, je préférais descendre moi-même sur le grill plutôt que d’en voir d’autres battre l’estrade à ma place et tirer les marrons du feu pendant que je carbonisais devant la populace. Après tout, mes casseroles m’appartenaient. Je ne voulais pas en voir d’autres se goberger à bon compte de mon malheur en pataugeant dedans avec leurs grosses godasses. Je les tenais alors à distance en arguant de la légitimité de celui qui sait de quoi il parle car il y était. Camembert, Ducon : c’est moi qui perd, c’est moi qui raconte! Cette maigre autorité de la chose vécue consolait vaguement ma fierté bafouée. En attendant, je guettais la prochaine catastrophe qui redoublerait mon accablement et ma haine de moi.
L’école primaire a été le théâtre de
mes premières pertes en ligne. Au temps où le CM1 sculptait nos
scolioses. On y apprenait à courber le dos sous la férule d’un
instituteur rapatrié et autoritaire. Je devais être le premier de la
classe, avec une myopie naissante et des culottes courtes. J’évitais
autant que faire se pouvait les coups de la badine punitive du maître,
une sorte de bambou souple aux extrémités renforcées par du sparadrap,
qui fouettait l’air avant de s’abattre sur la paume tendue du fautif.
Les coups avaient la même intensité, qu’on les prenne par un bout ou
par l’autre. L’instituteur du CM2, lui, nous obligerait plus tard, à
choisir entre «le gros bout» et «le petit bout» de sa matraque en bois.
J’avais une blouse, une sorte de sarrau
d’un autre âge, les cheveux courts, les jambes à l’air en toute saison,
des brodequins solides ou des sandales, et des pulls tricotés. Le plus
couramment porté arborait un écusson ramené de colonie de vacances en
Auvergne. Je ne me voyais pas différent des autres. Et pourtant, je
l’étais. Je m’en rendis compte quelques jours après une leçon de morale
serinée avec emphase par l’instituteur, et recopiée à la plume et à
l’encre violette sur nos cahiers d’écolier. Il était question d’aider
son prochain et de donner aux pauvres. La phrase était calligraphiée à
la craie sur le tableau noir. Je participais avec beaucoup
d’application aux débats, sans me douter qu’on m’épiait du coin de
l’œil. J’aurais dû me méfier.
Les matins d’hiver étaient sombres
et sans éclairage public. Le jour, transi, rechignait à se lever et se
cachait la tête sous l’oreiller. Je partais à l’école dans le noir
glacé, cache-col relevé sur le nez, des gants en laine troués qui
protégeaient de tout, sauf du gel. Près de l’école de garçons
s’agitaient des ombres familières. Les cris des copains perçaient la
nuit froide. Leurs silhouettes encapuchonnées ou coiffés de bérets
sombres colonisaient des arbres morts couchés près de la mare du
chantier de la future école primaire, comme des corbeaux patientant sur
les branches. Je les entendais s’apostropher dans l’obscurité. On
finissait par les reconnaître en tendant l’oreille. Alors, on pouvait
s’approcher de son groupe de référence.
Les caïds régnaient, la nuit, sur la multitude. Si le jour les rendait plus docile à l’autorité, l’obscurité leur conférait le pouvoir des invisibles. La plèbe scolaire approuvait leurs grasses plaisanteries, leurs jugements à l’emporte-pièce, les coups sur les souffre-douleurs habituels. Ils distribuaient les images Poulain, taxaient les bonbons, soupesaient les cartables, rendaient une justice sommaire et exécutable immédiatement, donnaient leur avis sur les maîtres et éreintaient les remplaçants. Un de ces intérimaires qui s’appelait M. Mabille, fut aussitôt surnommé «Boubine» par le gang nocturne. Il rentra chez lui le soir sous une bordée «A bas Boubine», braillés sur l’air des lampions au passage de sa voiture par une volée de sales gamins fanatisés. L’aubade méprisante avait été décidée le matin même par l’un des petits chefs.
Ce groupe sans visage avait aussi ses légendes, ses lieux de réunion, ses mots de passe, sa liturgie. Un ancien tunnel médiéval, comblé plus tard par l’urbanisation, devint un temps le rendez-vous de la communauté des ombres. On s’y retrouvait par un signe pas très discret (une sorte de V de la Victoire), à la sortie de l’école, après l’étude. On en revenait les souliers crottés de glaise blanchâtre, au désespoir de nos mères. Il était si bon de s’aventurer si loin sous terre, 15, 20, 30 mètres à peine, mais si profond dans nos imaginations, dans le noir le plus complet, au point qu’on pouvait fermer et rouvrir les yeux sans que ça change quelque chose. Jusqu’à ce qu’un cri d’un des compagnons d’exploration nous sauve en commandant la fuite éperdue du bataillon d’apprentis spéléo.
Je faisais partie du clan
surtout pour éviter de me faire remarquer. Rester à l’écart aurait
signé mon arrêt de mort. On jouait au chat, aux billes, aux quatre
coins, à une sorte de gagne terrain joué avec une balle faite de
rondelles découpées dans des chambres à air reliées par une ficelle.
Le chat avait une variante, le délo, où un gars coursait les autres et
les emprisonnait en les touchant. Au cours d’un de ces jeux acharnés,
Lelièvre, un des costauds du village, m’arracha mes gants, que je
récupérai plus tard, troués et en piteux état, encore moins efficaces
par ces temps de glaciation climatique. La perspective de me peler
n’était rien à côté de celle de prendre une avoinée par ma mère, pour
cause de négligence envers le matériel dument tricoté avec la laine des
moutons des Trois Suisses.
Quelques jours après l’incident,
la leçon de morale du jour galvanisa certains élèves et accoucha dans
mon dos d’une bonne action collective. Je quittais à peine mon manteau,
en arrivant le matin en classe, quand Chauveau (on s’appelait tous par
nos noms) vint vers moi, avec des gestes cérémonieux. C’était une sorte
de chef de classe, dont l’autorité n’avait pas d’équivalent dans ses
résultats scolaires. Simplement, ce fils de dentiste en imposait. Je ne
faisais pas partie de sa garde rapprochée. Je fus d’autant plus surpris
qu’il m’adresse la parole. «Tu n’as plus de gants depuis que Lelièvre t’a abimé les tiens. Alors, on s’est cotisé pour t’en racheter une paire».
Il me remit mon paquet cadeau et retourna s’asseoir. Je l’ouvris : une
paire de moufles fourrés à l’intérieur avec une matière chaude, colorée
comme un Chamonix à l’orange. Quand je les mettais, j’avais
l’impression d’enfoncer la main dans des charentaises. Le froid était
vaincu, il battait en retraite devant de telles défenses redoublées.
J’étais fin prêt pour hiverner dans l’Everest et l’attaquer par la face
Nord.
J’étais soufflé.
Pas tant par le cadeau que par le fait qu’on ait repéré mon dénuement,
mes hardes, les trous dans les pulls, et qu’on ait tenté d’y remédier,
au terme d’une réunion secrète tenu un matin dans mon dos par les
grands chefs et leurs sous-fifres des ténèbres. J‘avais été au menu de
ces conversations nocturnes avant mon arrivée. Le clan de la nuit avait
décidé de mon sort et j’en étais vaguement contrarié. On avait réparti
les rôles sans que j’en sache un traître mot : l’un pour collecter les
pièces, l’autre pour acheter les moufles, le troisième pour trouver un
emballage, le quatrième pour me le remettre le jour même de mon
anniversaire ! Moi qui ne l’avait jamais fêté auparavant…
Le tribunal des ombres,
qui rendait la justice des écoliers, assis dans la nuit sur les
branches de chêne sec, avait, pour une obscure raison, rendu son
verdict et décidé de faire une bonne action à l’égard du pauvre diable
que j’étais, au lieu de m’enfoncer la tête dans la boue, comme je
l’aurais mérité pareillement. J’étais maintenant sensé faire bonne
figure et remercier éternellement mes bienfaiteurs par l’offrande de ma
soumission réaffirmée. Je fis de mon mieux.
A peine une semaine plus tard,
je partais à l’école en pleurant de rage tout le long du chemin. Je
m’esquintais les poings nus sur la pierre des murs. Je shootais dans
les silex, de désespoir et de dépit. Je maudissais la vie, le monde, ma
bêtise crasse, ma désinvolture, ma cervelle de linotte. J’hurlais
contre les forces aveugles qui menaient l’Univers. J’étais près de
mourir, pendant que je ralliais l’assemblée silencieuse, dans la
pénombre glacée, attendant sur les branches la sonnerie de l’école.
Bientôt, je devrais la bredouiller, cette fable, ce mensonge auquel je
ne croyais pas moi-même, pour essayer d’expliquer pourquoi je venais
sans gant, alors qu’on venait de se saigner aux quatre veines pour m’en
payer, en épargnant sur les goûters, si ça se trouve. Je les avais
perdus, corps et biens. Le gauche et le droit, en même temps. Il ne
m’en restait même pas un pour tromper l’ennemi. Le triangle des
Bermudes poussait jusqu’à chez moi.
Je n’avais pas la moindre idée
de l’endroit où je les avais laissés, ces putains de gants. Même en
cherchant bien. Même en essayant de me rappeler. Même en faisant un
effort. Même en repensant à ce que j’avais fait. Même en me disant que
ce n’était pas possible, qu’ils étaient là encore hier. Rien, nib,
nada, que dalle, zéro. Le vide dans ma tête, le néant sur mes mains.
Volatilisés. C’était de la magie, mais de la magie noire. Pas la peine
de soulever les pierres, de regarder dans les sacoches en cuir de la
moto de mon père, de chercher dans le caniveau, de revenir en arrière,
de changer de trottoir... C’était ma faute. Ah, c’était bien le moment
de chialer ! Ah ça valait bien le coup ! C’était comme ça, la vie ? On
m’offrait des gants et je le balançais n’importe où ? La malédiction
était sur moi. J’avais la distraction délinquante. J’étais bon pour
l’échafaud. Je perdais et je perdrais désormais jusqu’à la fin des
temps, revoyant à chaque fois les ombres qui s’agitaient, le paquet
cadeau qui craquait dans mes mains, les gants fourrés à l’orange,
sentant les larmes chaudes couler sur mes joues et le sang suinter sur
mes doigts, poursuivi à jamais par le reproche sévère et silencieux des
copains de la nuit.
Illustrations : Les disparus de Saint-Agil, de Christian-Jaque (1938), DR