Le Valparaiso. Avril, onze heures du soir. Il pleut salement. Un vent d’ouest saoule les rues sans discontinuer depuis le matin. Je fixe les gouttes d’eau sur la vitre du bar où les lumières éclatent. Le macadam noir brille de ruisseaux de pluie. Un des serveurs compte les pourboires derrière le comptoir, un autre monte les chaises sur les tables. Ils ont le teint mat des nuits trop courtes. Tout est sale. Sous les banquettes en moleskine défraîchie, des frites sont écrasées.
Il y a quelques années j’aimais bien m’installer à la terrasse du Valparaiso, avec le journal du jour, siroter une bière doucement amère. Les jours de pluie, je me réfugiais au premier étage surplombant la rue animée, tel un capitaine au long cours sur sa passerelle de commandement. Miguel s’assied lourdement en face de moi, allongeant ses jambes sous la table.
- «Pourquoi veux-tu me voir ? demande-t-il en tirant sur son pantalon mouillé qui lui colle à la peau.»
- «Je pars. Tu peux me prêter de l’argent ?»
- «Hélas… sans baguette magique, impossible. Remets-toi au poker, va à l’Eldorado...»
- «La dernière fois, j’y ai tout perdu».
C’était pour me refaire, il y a deux mois. Sur la nappe verte dans la fumée des abat-jour, je soulève le dernier coin de ma dernière carte ! Roi de cœur. «Full aux as par les rois». Je ramasse la mise. «Quinte flush» annonce le nabot gominé d’en face que j’avais négligé derrière ses lunettes fumées. Rincé.
- «La chance est versatile, hier tu perds, demain tu gagnes».
Par un jeu de miroirs comme à la fête foraine, j’aperçois le néon rose bonbon au dessus de la porte d’entrée. Quelques lettres ne s’allument plus. Valparaiso est devenu «Paris». La Seine, la Tour d’argent, Sophie est belle et sexy dans sa robe-fuseau de mousseline noire, ça l’amuse de voir mes yeux frisous. Velouté de cresson au safran et canard au sang. C’est loin.
- «Je veux retrouver le calme, une maison, des enfants, un jardin…»
- «Des légumes, passe encore, mais des enfants, c’est plus difficile à trouver sur le champ !»
- «J’en ai un.»
Miguel en reste bouche bée.
- «Pourquoi ne m’en as-tu jamais parlé ?»
- «Il fallait rompre avec le passé, être fort, insensible, aller de l’avant, actif en toutes circonstances.»
- «Oui, être un homme : les hommes font les choses importantes, jouer au football, faire la guerre… »
- «La véritable force, ce n’est pas ça. C’est d’affronter les choses de la vie, surtout les mauvaises, pour apprécier les bonnes.»
- «Que vas-tu faire?»
- «Assouvir un rêve d’enfant…»
- «Raconte».
Je baisse le nez sur ma tasse vide, comme un magicien sur sa boule de cristal.
- «Sors donc, au lieu de t’abîmer les yeux sur tes bouquins», disait ma mère.
Les livres avaient instillé leur divine drogue dans mes veines. Aucune activité ne trouvait plus grâce à mes yeux, à tel point que le sommeil s’est mis à me fuir, ayant pris la fâcheuse habitude de ne m’endormir qu’au petit jour. Tout ce qui était imprimé devait être lu. Il fallait me supplier pour que je consente à voir les quelques amis qui m’étaient restés fidèles. Plus tard, mon temps de loisirs fut uniquement voué à la lecture. Je suis devenu un tyran, ne supportant plus personne. Je n’ai pas su voir la catastrophe arriver. Sophie m’a annoncé que j’allais être papa. La panique s’est emparée de moi, ça m’a fait peur, peur de ne pas être à la hauteur…
Comme un voleur je suis parti sans laisser d’adresse. Je ne pouvais pas aller plus loin. J’ai mis des milliers de kilomètres entre nous. Je n’ai vu de salut que dans la fuite. Je pensais me sauver au prix d’un changement radical qui a pris le nom d’exil. Dix ans après, si le démon des livres m’habite toujours, la cohabitation est devenue plus vivable.
La pluie essaie de me faire taire. Miguel est perplexe.
- Je ne te voyais pas sous ce jour.
- Je ne veux plus me passer de cet univers et tout ce qui tourne autour. L’écriture, papiers, stylos, crayons de bois, de couleur, gommes… Je conserve comme des reliques sacrées : la boîte de Caran d’Ache de Noël et le stylo plume à réservoir de ma communion. Tu vas trouver ça idiot, mais j’aime tenir une gomme dans la paume de ma main, malaxer du bout des doigts cette matière à la fois dure et molle qui permet toutes les erreurs et toutes les extravagances. J’en éprouve une joie presque sensuelle. Tiens, regarde, j’en ai toujours une sur moi. Elle est toute propre, immaculée à force d’être frottée, polie, décapée dans le secret de mes poches. Son contact me rassure, me sécurise. J’ai compris que plus rien n’irait si je refoulais encore cette obsession enfouie en moi. Il faut que j’en fasse un atout, un allié, que je l’apprivoise et que je vive avec au grand jour et non dans ma tête.
- «Ce que tu me décris c’est de l’artisanat.»
- «L’artisanat n’est pas obligatoirement préhistorique, avec silex et amadou…»
- «Mais ça t’a pris tout d’un coup ?»
- «Il y a eu un déclic. Quand j’ai travaillé au «El libro abierto» il y a un an. Ces quelques mois ont été un enchantement. Au rez-de-chaussée, les articles de papeterie de toutes sortes, de toutes couleurs, de toutes matières. L’accès au premier se fait par un escalier de bois à la rampe patinée et aux marches feutrées par un tapis usé jusqu’à la corde. Du sol au plafond, des étagères courbées sous le poids des livres, que chacun peut parcourir enfoncé dans de gros fauteuils coloniaux de cuir brun. Seuls les craquements du parquet de chêne à chevrons troublent le silence molletonné. La présence des livres apporte toujours une atmosphère calme et sereine. Je me suis souvenu de la promesse que je m’étais faite il y avait longtemps».
- «Il t’en a fallu du temps...»
- «Une psychanalyse même intérieure ne se fait pas en un jour, il faut, comme un grand vin laisser mûrir, décanter, filtrer, être patient, ne pas brûler les étapes. Je pense être arrivé au bout de ce chemin.»
- «Ta décision est prise?»
- «Oui. Depuis longtemps déjà, j’ai tenté de reprendre contact. C’est difficile d’avouer des erreurs fondamentales, de revenir sur un passé accusateur. Mes lettres me revenaient tamponnées fatalement. Puis récemment une enveloppe à l’écriture juvénile. Il y avait dedans un dessin plié en quatre mettant en scène dans une maison sans murs deux adultes et un enfant. Pas de légende. Rien d’autre.»
- «Ne te fais pas trop d’illusion.»
- «Tant pis. Ma décision est prise.»
Joaquim.