Père,
Vous souvenez-vous de cette journée d'été l'année dernière? Mère était heureuse, offrant son visage aux rayons du soleil, riant de nos bêtises. Nous avions prévu ce pique-nique depuis quelques semaines, nous avions tout préparé avec minutie, pour que l’on ne manque de rien. Vous rappelez-vous cette journée? On aurait pu croire que la guerre n'était pas là. Nous étions hors de ce monde, à un lieu et un moment rien qu'à nous. La journée s'était passée à merveille. Mère avait pris des couleurs, nous nous étions rapprochés tous les deux.
Puis vous m'avez fait cette proposition. Celle que vous n'auriez jamais dû me faire. Les choses de la nature ont eu l'air de se suspendre. Mère baissa les yeux. Je relevais les miens dans les vôtres. Non. Non, je ne prendrai pas votre place à la tête de votre usine. Non, je ne serai pas votre successeur. Non, le groupe ne m'appartiendra pas. Je n'ai ni l'âme ni le cœur d'un dirigeant. Je suis peintre, je ne dirige que mes propres sentiments et la vie est ma seule entreprise.
L'expression que j'ai vue sur votre visage ce jour là, jamais je ne l'oublierai. Colère, frustration, déception... La phrase que vous avez dite, jamais je ne l'oublierai non plus. Si je ne voulais pas de votre usine, je ne serais jamais artiste, vous ne me laisseriez pas gâcher ma vie «à faire du vent».
Ce que vous n'avez jamais compris, c'est que, art ou pas, je n'aurais jamais pu prendre votre place. Comment aurais-je pu? Je ne vous arrive pas à la cheville, vous avez tout construit de vos mains, vous vous êtes fait un nom en menant bataille sur bataille. Quelle était ma place à moi ? Je vous respecte trop pour saborder votre œuvre. Ce qui aurait fini par arriver. Peut-être, si nous avions parlé, nous aurions trouvé une entente. Mais vous vous êtes fermé comme à votre habitude. Votre décision était déjà prise.
Une semaine plus tard je recevais mon appel à l'effort de guerre. Je ne bénéficiais plus de votre protection. Peut-être, à vos yeux, n'étais-je même plus votre fils. Votre punition se voulait exemplaire et inattendue. Elle l'est. Je suis aujourd'hui dans une tranchée boueuse, où se mélangent soldats, rats et cafards. Il fait froid et rien ne parvient à nous réchauffer. Il ne se passe pas grand chose. Nous voyons en face des pièces d'artilleries se mettre en place. Nous alertons nos supérieurs, mais ils ne prennent pas la mesure de nos avertissements.
L'ennemi va bientôt attaquer. Ce soir, demain, bientôt. Je ne sais pas si nous allons survivre au déluge de feu qui s'abattra sur nous à ce moment-là. J'aimerais que vous disiez à mère que je l'aime de tout mon cœur. J'aimerais que vous sachiez que je vous aime aussi. Je ne vous en veux pas. Je garde cette journée d'été en moi comme celle qui nous aura vus rire tous ensemble pour la dernière fois.
Je vous aime. A bientôt peut-être, si Dieu le veut.
Votre fils adoré,
Jean,
Le 20 février 1916, Verdun, le bois des Caures
Vous souvenez-vous de cette journée d'été l'année dernière? Mère était heureuse, offrant son visage aux rayons du soleil, riant de nos bêtises. Nous avions prévu ce pique-nique depuis quelques semaines, nous avions tout préparé avec minutie, pour que l’on ne manque de rien. Vous rappelez-vous cette journée? On aurait pu croire que la guerre n'était pas là. Nous étions hors de ce monde, à un lieu et un moment rien qu'à nous. La journée s'était passée à merveille. Mère avait pris des couleurs, nous nous étions rapprochés tous les deux.
Puis vous m'avez fait cette proposition. Celle que vous n'auriez jamais dû me faire. Les choses de la nature ont eu l'air de se suspendre. Mère baissa les yeux. Je relevais les miens dans les vôtres. Non. Non, je ne prendrai pas votre place à la tête de votre usine. Non, je ne serai pas votre successeur. Non, le groupe ne m'appartiendra pas. Je n'ai ni l'âme ni le cœur d'un dirigeant. Je suis peintre, je ne dirige que mes propres sentiments et la vie est ma seule entreprise.
L'expression que j'ai vue sur votre visage ce jour là, jamais je ne l'oublierai. Colère, frustration, déception... La phrase que vous avez dite, jamais je ne l'oublierai non plus. Si je ne voulais pas de votre usine, je ne serais jamais artiste, vous ne me laisseriez pas gâcher ma vie «à faire du vent».
Ce que vous n'avez jamais compris, c'est que, art ou pas, je n'aurais jamais pu prendre votre place. Comment aurais-je pu? Je ne vous arrive pas à la cheville, vous avez tout construit de vos mains, vous vous êtes fait un nom en menant bataille sur bataille. Quelle était ma place à moi ? Je vous respecte trop pour saborder votre œuvre. Ce qui aurait fini par arriver. Peut-être, si nous avions parlé, nous aurions trouvé une entente. Mais vous vous êtes fermé comme à votre habitude. Votre décision était déjà prise.
Une semaine plus tard je recevais mon appel à l'effort de guerre. Je ne bénéficiais plus de votre protection. Peut-être, à vos yeux, n'étais-je même plus votre fils. Votre punition se voulait exemplaire et inattendue. Elle l'est. Je suis aujourd'hui dans une tranchée boueuse, où se mélangent soldats, rats et cafards. Il fait froid et rien ne parvient à nous réchauffer. Il ne se passe pas grand chose. Nous voyons en face des pièces d'artilleries se mettre en place. Nous alertons nos supérieurs, mais ils ne prennent pas la mesure de nos avertissements.
L'ennemi va bientôt attaquer. Ce soir, demain, bientôt. Je ne sais pas si nous allons survivre au déluge de feu qui s'abattra sur nous à ce moment-là. J'aimerais que vous disiez à mère que je l'aime de tout mon cœur. J'aimerais que vous sachiez que je vous aime aussi. Je ne vous en veux pas. Je garde cette journée d'été en moi comme celle qui nous aura vus rire tous ensemble pour la dernière fois.
Je vous aime. A bientôt peut-être, si Dieu le veut.
Votre fils adoré,
Jean,
Le 20 février 1916, Verdun, le bois des Caures