« Yo-Ho-Ho ! Et une bouteille de rhum ! » Les histoires de pirates m'ont toujours transporté. Long John Silver raclant sa jambe de bois sur le pont de son rafiot, Edward Teach, dit Barbe Noire allumant des mèches de poudre à canon dans sa barbe avant de partir à l'assaut (sa tête finira en trophée accrochée au beaupré du Pearl...). Que de lectures enchanteresses à la lampe de poche, avant de s'endormir. «Ce matin-là, par bonne brise, la Licorne vogue grand largue, tribord amure», raconte le capitaine Haddock dans "Le secret de la licorne”. Déjà, je ferme les yeux et j'entends les vagues qui filent sous la proue, les mouettes qui volent en criant à la vitesse du bateau, le vent qui cargue les voiles et fait grincer charpente et haubans... Manque plus qu'un carré de chocolat et je retombe en enfance.
Mais j'adore aussi, et depuis longtemps, les belles histoires qui dégénèrent, les grains de sable qui flanquent tout par terre. Je me suis souvenu ce matin d'une histoire de ce style que j'avais vraiment trouvée excellente. Elle n'est pas de moi, mais de Gérald Forton, le petit fils de l''inventeur des Pied-Nickelés. Ce scénariste avait créé, avec un dessinateur nommé Sirius, le personnage de Pemberton, un marin baratineur de génie, toujours prêt à raconter des histoires de marins et de pirates, pour peu qu'on lui paie un nombre conséquent de godets débordant de mousse. Le serveur, un jeune rouquin, lui servait à la fois de faire valoir et de copain de beuverie. Je ne sais ce qu'est devenue cette série de contes et légendes hilarantes de la mer. Je vais vous en dire une maintenant (de mémoire, je ne sais plus où j'ai mis ce bouquin). Ça se raconte sans problème le soir à la veillée si on est en panne côté voyages du capitaine Cook et si Thalassa est en grève. On entend déjà les vagues qui battent la coque...
Or donc, ce jour là, il y a environ 260 ans, un trois-mâts chargé à bloc d'épices Vahiné, de rhum Négrita, de tapioca de Patagonie et de tout un tas de produits surprenants glanés dans les îles, file dans la mer des Caraïbes et s'apprête à tirer un grand bord une fois récupérés les alizés. Il compte arriver dans un mois à Saint-Malo, beau port de mer, où les attendent les armateurs, les familles ou les filles de joie, selon le rang des marins. La vigie fait semblant de surveiller l'océan et débouche discrètement un flacon de ratafia, soit disant pour soigner son mal de mer (soi-disant). Mais au moment où l'homme s'apprête à sombrer dans un profond coma éthylique, son sang ne fait qu'un tour : là devant lui, à bonne distance, se profilent deux voiles voguant de conserve dans sa direction. Le temps de rassembler ses esprits, de reboucher sa boutanche pour ne pas la casser, et de déduire, malgré ses 2,8 g dans le sang, qu'il n'y a peut-être qu'une voile, à bien y regarder, la seconde étant dû aux effets secondaires du roulis et du triple mojito sans menthe, sans glace et sans sucre de canne qu'il vient de s'envoyer derrière la cravate...
Son cri « Pirates à l'horizon » déchire l'air et réveille la chiourme apathique sous le chaud soleil des tropiques, l'état major sous la dunette et les quelques civils embarqués pour l'occasion pour amortir le voyage. La réunion de crise tourne rapidement court, car nos amis, aveuglés par les perspectives d'un bénéfice juteux, ont limité l'armement, qui se compose en tout et pour tout de deux canons hors d'âge et trois pétoires rouillées qui risquent de les blesser plutôt que d'intimider leurs adversaires. Lesquels n'attendent pas la fin des conciliabules pour débouler sous le vent et crochent déjà des grappins sur les flancs du navire marchand.
Une fois pris le contrôle du galion, nos pirates déroulent une technique efficace, mais très particulière, qui consiste à se débarrasser des personnes trouvées à bord en les jetant à la baille et à mettre la main sur les denrées trouvées dans les cales. Cette technique avait été mise au point par leur capitaine, Jack Cogan dit “Tête de fer”, qui avait testé auparavant la formule inverse (jeter les marchandises à l'eau et s'emparer des passagers) lors de ses débuts dans la piraterie, avant de découvrir, dans un éclair de génie, qu'il pouvait largement améliorer la formule, pour son plus grand profit. Fidèles à leurs habitudes, les pirates envoient les malheureux passagers, du chapelain au quartier maître, barboter dans une mer infestée de requins. Et pour faire bonne mesure, on tord le cou au perroquet. Puis le bateau est mis à sac et on commence à déménager le butin. Quand soudain…
Voilà-t-y pas que Sam Fletcher, dit “Patte de bois”, remonte de la cale en claudiquant, et en jurant comme trente-six charretiers embourbés. «Capitaine, on a trouvé une porte qui a l'air fermée». «Une surprise ?», répond Tête de fer. «J'adore les surprises!». Il envoie quérir un pied-de-biche et descend quatre à quatre l'escalier de bois, suivi d'un équipage dévoré par la curiosité. La porte tient une quinzaine de secondes sous la pression des hommes surexcités. Et là, même “Tête de fer” n'en croit pas ses yeux. Une femme, que dis-je une femme, une beauté, un canon (c'est de circonstance) aux formes généreuses, qui les reçoit avec des grands sourires entendus et sa gouvernante créole. Laquelle est promptement envoyée rejoindre les baigneurs qui pataugent à quelques encablures.
Vous dire dans quel état sont les pirates en apercevant la créature, il n'y a pas de mots. Je me rappelle avoir lu la description par Bougainville de son arrivée à Tahiti après 6 mois de mer, et des yeux écarquillés des 150 marins bretons accueillis par des vahinés vêtues uniquement de colliers de fleurs. Ça devait être à peu près du même ordre.
Après un rapide conseil de guerre, les pirates décident de déroger à leur loi d'airain du débordage systématique et de se payer un peu de bon temps avec la donzelle qui se révèle pas vraiment farouche. Et vas-y que je me laisse papouiller, et que je t'embrasse les borgnes et les édentés les uns après les autres, et que je te satisfasse ces vaillants représentants de la gent masculine jusqu'à plus soif. Et que j'encourage les plus timides (on peut être pirate et avoir quelques inhibitions): «Allez-y, il y en aura pour tout le monde». La nuit étoilée qui tombe sur la mer des Caraïbes résonne des clameurs des anges qui soupirent sur le navire à l'ancre. La lune se lève lentement et éclaire le spectacle, ajoutant un soupçon de romantisme à une scène qui en manque singulièrement : le pirate en rut reste foncièrement une brute.
Tout à coup, “Tête de Fer” qui se reposait cinq minutes tout en regardant ses chiens galeux s'échiner, avale de travers sa goulée de tafia et pousse un juron malpoli. Il vient d'apercevoir un drôle de squame sur la peau de la belle. Il se lève, écarte son équipage, approche un flambeau du corps frémissant de désir et découvre avec horreur des lésions cutanées inquiétantes. Même un esprit embrumé comme le sien est capable de reconnaître la lèpre, pour avoir bourlingué sur les sept mers et être passé au travers des épidémies les plus pittoresques.
Les pirates prennent conscience avec consternation des raisons de l'isolement de la dame. Laquelle ne fait rien pour compatir à leur légitime douleur et éclate au contraire d'un rire dément qui achève de les glacer sur place. Ils ont beau la faire taire à coup de mousquets, le cœur n'y est plus. La perspective de mourir à petit feu sur un ilôt près de la Désirade où l'on abandonne les lépreux, n'est pas pour rien dans la désolation qui les saisit.
« Yo-Ho-Ho... ». Il n'y a pas à dire, les histoires de pirates, rien de tel pour vous changer les idées. On entend déjà les vagues filer sous la proue...