La célébrité de Victor Hugo
est déjà immense. Sa personnalité ne l’est pas moins. Fils d’un général
de la Révolution, nostalgique de la grandeur napoléonienne, proche du
roi Charles X, pair de France, conservateur bon teint… Victor Hugo, qui
signe
“Vicomte Hugo”, ne crache pas sur les honneurs, au point de faire
des pieds et des mains pour entrer très jeune à l’Académie Française.
L’un de ses admirateurs, Auguste Vacquerie, fils d’un armateur du
Havre, le contacte pour lui soumettre ses essais poétiques. Hugo le
reçoit puis l’invite régulièrement à son domicile, place Royale. A
l’été 1839, c’est au tour de la famille Hugo d’être invitée au Havre et
à Villequier chez les Vacquerie. Léopoldine, 15 ans, fait alors la
connaissance du frère d’Auguste, Charles. Même si Auguste, plus
flamboyant, est amoureux secrètement de Léopoldine, c’est Charles qui
va la courtiser avec succès.
Il n’a pourtant pas grand-chose
pour lui : esprit lambin, incapable d’initiative, dépourvu de
caractère, commis aux écriture sans ambition… Face à lui, une
Léopoldine, vive, pleine d’énergie, instinctive. Et malgré son
ascendance, tout sauf une intellectuelle : elle réserve ses dons
naturels aux êtres et aux choses, préfère le cœur à l’intelligence, et
au flamboyant Auguste
«son frère Charles qui n’a que sa douceur, son
dévouement et ses beaux yeux inexpressifs» (Pierre Georgel,
“Correspondance
de Léopoldine”). Peut-être le choisit-elle aussi parce qu’il l’aime
pour ce qu’elle est, une demoiselle ancrée dans le réel, et non pour ce
qu’elle représente, la fille chérie d’une célébrité, qu’on cajole
souvent de façon très intéressée. Quant à Adèle, la mère bafouée, elle
favorise le bonheur de sa fille, trouvant là un moyen de faire payer au
mari ses infidélités et ses absences.
Dès l’année suivante
de leur rencontre, ils envisagent de se marier. Léopoldine n’a que 16
ans. Autour d’eux, on s’active pour pousser le futur époux indolent à
se déclarer et pour faire fléchir les réticences du père Hugo, qui fixe
des conditions draconiennes et fait tout ce qu’il peut pour différer sa
décision. Il rêve d’un mariage plus prestigieux pour sa fille et trouve
son gendre bien ennuyeux. Il leur faudra patienter trois ans pour
arracher la décision et régler les questions de dots. Didine
s’impatiente parfois et sermonne son père :
«Défie-toi de ta
défiance : ces gendres mal venus, incomplets, indignes, inférieurs,
cachent sous leur obscurité quelque lumière éclatante».
Ultime résistance :
Hugo prétexte les nombreux décès dans la famille Vacquerie pour que les
épousailles soient discrètes. Le mariage civil est expédié, place
Royale, le 14 février 1843 et le mariage religieux est célébré devant
20 personnes, à Saint-Paul, dans le Marais, à Paris, le 15 février
1843. C’est un déchirement pour le poète : deux jours après, il écrit à
Juliette Drouet :
«Elle me quitte. Je suis triste, triste de cette
tristesse profonde que doit avoir (…) le rosier au moment où la main
d’un passant lui cueille sa rose.»
Le 20 février, Léopoldine quitte
Paris à la cloche de bois, évitant ainsi les torrents de larmes de sa
mère et le visage fermé de son père et s’installe au Havre, dans sa
nouvelle vie provinciale. Dans une lettre à Julie Foucher, elle décrit
sa vie comme
«uniforme, monotone, tranquille et douce…» Après le
rythme trépidant parisien, le calme plat du Havre la désespère, même si
elle s’efforce de n’en rien faire paraître. La mort du chef de famille
des Vacquerie la conduit à porter le deuil, et à ajouter la
fréquentation des cimetières aux visites répétitives à la famille de
son mari et aux dames de la bonne société de la ville. Elle s’occupe en
préparant la visite de ses parents, en ordre dispersé, l’été suivant.
En juillet, son père part en voyage dans les Pyrénées et en Espagne,
avec Juliette Drouet. Sa mère s’installe au Havre avec les frères et la
sœur de Léopoldine.
Le 2 septembre 1843,
Charles et Léopoldine quittent leur domicile du Havre pour passer la
fin de semaine dans la maison de famille à Villequier. Charles a envie d’essayer le bateau qu’a
fait construire son oncle Pierre Vacquerie. C’est un canot de course,
gréé avec deux voiles auriques, avec lequel Charles vient de remporter
une régate à Honfleur. L’occasion sera le déplacement qu’il envisage
chez Maitre Bazire, notaire à Caudebec, pour y régler une affaire liée
à la succession de son père mort quelques mois auparavant. La famille
Vacquerie est en effet rudement éprouvée : outre le père, 5 membres de
la famille sont décédés récemment.
Le lundi 4 septembre,
Charles, Pierre Vacquerie et son fils, Artus, âgé de 11 ans, prennent
place à bord du canot. La mère de Charles s’inquiète du manque de vent,
qui risque de les retarder pour le déjeuner. Léopoldine, qui devait les
accompagner, n’est finalement pas prête et les laisse partir. Mais
comme le bateau n’est vraiment pas stable, l’équipage fait demi-tour et
revient à quai lester la coque avec deux grosses pierres plates. Cette
fois, Léopoldine leur demande de les attendre 5 minutes, le temps
qu’elle finisse de s’habiller. Le voyage aller se déroule sans
anicroche : l’oncle tient la barre, les jeunes époux se tiennent la
main, l’enfant regarde l’eau filer sous la coque. Une fois la rencontre
avec le notaire terminée, on lui propose de le ramener à Villequier
pour déjeuner. M° Bazire n’est pas très chaud, compte tenu de l’absence
de vent, et leur propose même sa voiture à cheval. On leste à nouveau
la coque avec quelques blocs de grès et on repart vers Villequier. Le
notaire, qui ne sent pas vraiment cette histoire, prétexte un malaise
et se fait débarquer devant la chapelle
“Barre-y-va”, ainsi nommée car
le mascaret
(“la barre”) remontait anciennement jusqu’au pied de ce
hameau.
Le canot repart lentement,
la brise du nord-ouest ne parvient pas à gonfler les voiles. En un
éclair, tout bascule dans la tragédie : on ne sait si une bourrasque de
vent a dégringolé soudainement des collines, ou si le canot a “talonné”
contre le redoutable banc de sable du Dos d’âne. Toujours est-il qu’il
se met de travers, déplaçant les pierres du lest qui roulent ensemble
sur le côté et le renversent d’un seul coup. L’oncle, son tout jeune
fils et Léopoldine ne remonteront pas vivants. Selon les témoins qui
assistent à la scène sur la berge et croient à une blague, Charles
hurle, plonge, essaie de dégager son épouse, émerge, crie, replonge,
essaie à nouveau... A la 6e tentative, l’horreur monte d’un cran :
c’est Charles qui disparaît à son tour. Cet excellent nageur n’aura
rien pu faire pour sauver sa femme, empêtrée dans sa robe et agrippée
avec l’énergie du désespoir au canot coulé.
A Villequier, insouciante
des événements, Jeanne, la mère de Charles, s’inquiète de leur retard
au déjeuner. Scrutant vers Caudebec, en amont, avec une longue vue,
elle aperçoit une embarcation dans une drôle de position. Elle
interroge un voisin pilote, qui comprend ce qui se passe, la rassure en
disant que ce n’est pas le bon canot et part en courant vers le lieu du
naufrage. Il faut maintenant compter les morts. En retournant le canot,
on retrouve le premier noyé, Pierre Vacquerie. Et les autres ? On jette
un filet dans l’eau et on remonte Léopoldine. Le cadavre contusionné et
les vêtements déchirés montrent qu’elle s’est débattue quand Charles a
voulu l’arracher au côté immergé du bateau où elle se tenait. Charles
et le petit Artus seront retrouvés bien plus tard.
Les quatre corps sont ramenés
là où ils sont partis quelques heures auparavant, devant Jeanne
Vacquerie anéantie. Auguste Vacquerie se charge, tard dans la nuit,
d’aller prévenir Adèle Hugo. Il la convainc également de retourner à
Paris avec ses autres enfants, sans repasser par Villequier.
L’enterrement a lieu le 6 septembre devant une foule d’amis, de
voisins, mais très peu de parents, que l’on pas eu le temps matériel de
prévenir tous. Léopoldine et Charles sont réunis dans un même cercueil.
Et Victor Hugo, comment le prévenir ? On envoie des courriers qui
restent sans réponse…
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Illustrations : Google Maps, musée Victor Hugo/Villequier, DR