Saint Martins. Londres. Cette école les a tous vu défiler : John Galliano, Stella McCartney, Alexander McQueen. J’ai passé mon test d’évaluation haut la main. Aujourd’hui, c’est le grand jour. Je suis face au jury. Je me sens telle Jennifer Beals quand elle s’apprête à passer son audition d’anthologie dans Flashdance. A la seule différence que si je tentais d’esquisser le quart de la moitié de ses mouvements, je serais paraplégique en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, tellement j’en rêve de cette école. Depuis mes tout premiers croquis. Quand j’essayais désespérément de redonner une garde-robe digne de ce nom à mes poupées Barbie.
- «Bonjour Laure. Vous avez obtenu une excellente note à votre test d’évaluation en stylisme. Nous ne vous cachons pas que la lutte est serrée pour intégrer Saint Martins et que le niveau des candidatures est particulièrement élevé cette année. Nous aurions aimé vous poser quelques questions afin de vous connaître davantage.»
- «Aucun problème. Je vous écoute.»
- «Quel est le métier que vous auriez aimé exercer si vous n’aviez pas été styliste ?»
- «Et bien si je n’avais pas été styliste, j’aurais voulu être mannequin, même si je ne pense pas avoir toutes les qualités requises pour exercer ce job.»
- «Et quelles qualités vous manquerait-il pour être mannequin ?»
- «Et bien, depuis toute petite, j’ai été élevée dans l’illusion de la beauté véhiculée par les magazines. Résultats des courses : à 18 ans, je me retrouve avec un corps taillé au silex à force de mâchonner trois feuilles de cresson à chaque repas, une bouche de canard à cause d’une injection de silicone ratée, des jambes aussi raides que des baguettes grâce à mes 10 kilomètres de course quotidienne et une allure d’as de pique imposée avec la grâce d’un roi de cœur, pensant bêtement qu’extravagance rime forcément avec distinction.»
Mon interlocuteur me dévisageait d’un air horrifié.
- «Est-ce vraiment là votre vision du monde de la mode ?»
- «C’est ma vision d’un monde qui devient dépassé à force de vouloir repousser les limites de l’humain pour que des filles faméliques servent de cintres à des vêtements allant jusqu’au 36 maximum. Certains modèles commencent à montrer la voie comme Crystal Renn ou Tara Lynn. Ces filles sont des mannequins plus size : elles ont une taille comprise entre 40 et 48, c’est-à-dire la taille standard de la plupart des femmes d’aujourd’hui. Les rides de Lauren Hutton, mannequin pour Mango à 65 ans, sont un signal pour les femmes seniors que la mode ne les a pas totalement oubliées. J’ai la sensation que l’on commence à tendre vers moins de perfection et plus de normalité dans notre représentation de la femme.»
«Le nec plus ultra de la beauté féminine n’est plus forcément la fille rachitique, aux lèvres siliconées, mal fagotée et à la démarche aussi raide que celle d’un éléphanteau sur le point de faire sa crotte que l’on nous montre à longueur de podiums. La mode telle que je la conçois est celle de la rue, portée par les femmes de tous les jours et s’il faut pour cela être proche d’elles, alors oui ! Je suis prête à renoncer à mes salades, à la médecine esthétique, au sport à haute dose et aux tenues déjantées ! Je veux être dans l’universalité, pas prisonnière d’une illusion de beauté rendue possible grâce à Photoshop.»
Sur ces mots, l’un des jurés cassa son crayon tant mon discours semblait avoir porté sur ses nerfs. Le bruit résonna dans la salle de soutenance comme une détonation. Je venais de signer mon arrêt de mort fashionistique. C’était fini. Il me fallait donc parachever mon hara-kiri professionnel. J’allais leur montrer ce que c’était que d’avoir du style, même si je devais pour cela bosser chez Etam jusqu’à la fin de mes jours.
- «Je vois, je vois, je vois… Et comment donc définiriez-vous la femme qui devrait être véhiculée par le monde de la mode, je vous prie ?»
- «Libre.»
Laure Mézarigue - Chroniques d'une pieuvre
- «Bonjour Laure. Vous avez obtenu une excellente note à votre test d’évaluation en stylisme. Nous ne vous cachons pas que la lutte est serrée pour intégrer Saint Martins et que le niveau des candidatures est particulièrement élevé cette année. Nous aurions aimé vous poser quelques questions afin de vous connaître davantage.»
- «Aucun problème. Je vous écoute.»
- «Quel est le métier que vous auriez aimé exercer si vous n’aviez pas été styliste ?»
- «Et bien si je n’avais pas été styliste, j’aurais voulu être mannequin, même si je ne pense pas avoir toutes les qualités requises pour exercer ce job.»
- «Et quelles qualités vous manquerait-il pour être mannequin ?»
- «Et bien, depuis toute petite, j’ai été élevée dans l’illusion de la beauté véhiculée par les magazines. Résultats des courses : à 18 ans, je me retrouve avec un corps taillé au silex à force de mâchonner trois feuilles de cresson à chaque repas, une bouche de canard à cause d’une injection de silicone ratée, des jambes aussi raides que des baguettes grâce à mes 10 kilomètres de course quotidienne et une allure d’as de pique imposée avec la grâce d’un roi de cœur, pensant bêtement qu’extravagance rime forcément avec distinction.»
Mon interlocuteur me dévisageait d’un air horrifié.
- «Est-ce vraiment là votre vision du monde de la mode ?»
- «C’est ma vision d’un monde qui devient dépassé à force de vouloir repousser les limites de l’humain pour que des filles faméliques servent de cintres à des vêtements allant jusqu’au 36 maximum. Certains modèles commencent à montrer la voie comme Crystal Renn ou Tara Lynn. Ces filles sont des mannequins plus size : elles ont une taille comprise entre 40 et 48, c’est-à-dire la taille standard de la plupart des femmes d’aujourd’hui. Les rides de Lauren Hutton, mannequin pour Mango à 65 ans, sont un signal pour les femmes seniors que la mode ne les a pas totalement oubliées. J’ai la sensation que l’on commence à tendre vers moins de perfection et plus de normalité dans notre représentation de la femme.»
«Le nec plus ultra de la beauté féminine n’est plus forcément la fille rachitique, aux lèvres siliconées, mal fagotée et à la démarche aussi raide que celle d’un éléphanteau sur le point de faire sa crotte que l’on nous montre à longueur de podiums. La mode telle que je la conçois est celle de la rue, portée par les femmes de tous les jours et s’il faut pour cela être proche d’elles, alors oui ! Je suis prête à renoncer à mes salades, à la médecine esthétique, au sport à haute dose et aux tenues déjantées ! Je veux être dans l’universalité, pas prisonnière d’une illusion de beauté rendue possible grâce à Photoshop.»
Sur ces mots, l’un des jurés cassa son crayon tant mon discours semblait avoir porté sur ses nerfs. Le bruit résonna dans la salle de soutenance comme une détonation. Je venais de signer mon arrêt de mort fashionistique. C’était fini. Il me fallait donc parachever mon hara-kiri professionnel. J’allais leur montrer ce que c’était que d’avoir du style, même si je devais pour cela bosser chez Etam jusqu’à la fin de mes jours.
- «Je vois, je vois, je vois… Et comment donc définiriez-vous la femme qui devrait être véhiculée par le monde de la mode, je vous prie ?»
- «Libre.»
Laure Mézarigue - Chroniques d'une pieuvre